Homme d’une élégance toute britannique – on voit ici que malgré certains écrits de l'an passé et particulièrement ma Sonate Alpestre, je continue de penser qu’il reste parmi nos voisins d’Outre-Manche des hommes et des femmes qui méritent mon admiration – John McLaughlin m’a en outre fait un jour un très beau cadeau. Remontons un peu le cours du temps et arrêtons le calendrier des souvenirs au lundi 6 juillet 1992… Nous sommes dans les Vosges, plus précisément en la jolie petite ville de Vittel qui organisait en ces temps reculés, chaque été, un festival de guitare (aujourd’hui disparu, faute d’argent, de public et de soutien des collectivités locales... ce qui, à l'heure de la récession mondiale que nous connaissons, paraît nous renvoyer à une époque proche de l'Antiquité, il n'est que de voir les municipalités qui se pressent aujourd'hui pour fermer les robinets à toute dépense risquant de se voir apposer le label culturel, débarrassons vite de tous ces saltimbanques si nous ne voulons pas creuser la dette, creuser la dette, creuser la dette... mais au fait, l'abime ne se trouverait-il pas au tréfonds du cerveau de certains de nos élus ?) où se côtoyaient quelques têtes d’affiches internationales et d’autres, moins en tête et plus locales. On y a vu Carlos Santana, Larry Corryel, Mike Stern… et beaucoup d’autres au rang desquels John McLaughlin et son trio de l’époque (Trilok Gurtu aux percussions, Dominique Di Piazza à la basse). En cette fin d’après-midi, Madame Maître Chronique et moi-même arpentions les deux ou trois rues qui forment le centre de la ville (allez vous y promener un jour et promettez-moi de vous livrer à un exercice très instructif : comptez le nombre de salons de coiffure... Vous verrez, vous serez étonnés) et c’est en nous approchant du Palais des Congrès, lieu du Festival, que j’aperçus une silhouette qui m’était très familière : Mister John McLaughlin himself, tout juste sorti de l’exercice obligé de la balance des instruments. Ni une ni deux, je pris mon courage à deux mains – parce que je suis un faux extraverti et un vrai timide – et entrepris de l’aborder pour lui dire, en toute simplicité, combien sa musique avait été importante pour moi. Je me mis à lui parler avec une fièvre enfantine de ce Mahavishnu Orchestra en compagnie duquel j’avais passé beaucoup d’heures de musique. Ah, ce beau groupe sur lequel John McLaughlin régnait, tout habillé de blanc et qui jouait un drôle de rock mâtiné de jazz, urgent, virtuose, cérébral, voire mystique. On lui reprochait de jouer trop vite, de manquer d'âme, de vouloir gagner chaque année la course des 24 Heures du Manche (en particulier dans un magazine spécialisé aujourd'hui dirigé par le comique de service d'une émission de télé-crochet où défilent des créatures très souvent pathétiques, preuve que la roue tourne impitoyablement pour tout le monde, y compris pour ceux qui nous tentaient de nous faire croire à l'époque qu'ils étaient des êtres révoltés et combatifs). Balivernes, balivernes, on ne critique pas le Mahavishnu par ici : ce groupe brûlait sur scène comme sur disque, on retenait son souffle en écoutant sa musique. Tiens, j’ai même un souvenir très précis : le samedi 6 octobre 1973 (allez savoir pourquoi j’ai retenu cette date, peut-être parce que le même jour, un héros du sport français, le jeune automobiliste François Cevert, venait de se tuer pendant les essais d’un grand prix de Formule 1 de Watkins Glen à l’âge de 29 ans), la télévision (qui comptait trois chaînes exclusivement de service public – certes un peu contrôlé façon Voix de la France – à cette époque, ne l’oublions pas en notre ère de prolifération hertzienne, en voie de mise au pas toutefois) diffusait comme chaque semaine, pendant l’après-midi, un concert de rock dans le cadre d’une émission dont j’ai oublié le nom (Pop 2, peut-être. Oui, c'est ça : même que le présentateur commençait toujours par : « Salut, c'est Pop 2 ! » et vous savez quoi ? Eh bien ce type, c'est l'oncle d'un chanteur qui, lui aussi est membre du jury de cette émission dont je parle un peu plus haut. Notre monde médiatique est bien plus que petit, il est rétréci. Qu'on me rende mes idoles et qu'on expulse ces imposteurs ! Besson, au boulot !). Ce jour-là, j’ai fait connaissance avec le Mahavishnu Orchestra : autour de John McLaughlin, armé d'une somptueuse guitare à double manche et tout de blanc vêtu, officiaient des musiciens dont je ne tardai pas à apprendre qu’ils étaient de grands messieurs de la musique et qui avaient pour nom, je le rappelle au risque de me répéter parce que tel est mon plaisir, Jan Hammer, Billy Cobham, Rick Laird et Jerry Goodman : jazz électrique, musique complexe, d’une intensité stupéfiante. Je découvrais un nouvel univers, moi qui venait de gravir la paisible montagne du Grateful Dead (grâce au concours très particulier de mon gentil Arbre à Disques) et qui m’initiais depuis quelques mois à ce mouvement qu’on appelle le rock progressif (Pink Floyd, Yes, King Crimson, Genesis) ou la musique dite de l'Ecole de Canterbury (Soft Machine, Matching Mole, Caravan, Hatfield & The North, ...). Une heure de concert à tomber de joie, suivie d’une virée en ville, à grands pas comme d'habitude, pour dénicher l’album chez mon disquaire favori. Patatras ! Rien dans les bacs ! Birds of Fire ? Connais pas mon bon monsieur… Impatience et rage, il me le fallait, en plus, pour une fois, j'avais mis de côté assez de sous pour me payer un disque (eh oui, les jeunes : je parle d'un temps où l'on achetait les disques, étonnant, non ?)… ce qui fut fait quelques jours plus tard (le 19, restons précis, je ne me rappelle plus l'heure exacte, vous m'en voyez désolé), à mon grand soulagement… Il est vrai qu’à cette époque, dans une petite ville de la Meuse, si jolie soit-elle et traversée par le fleuve, il fallait beaucoup plus qu’un clic (légal bien sûr) pour se procurer certains trésors… On attendait, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement, on questionnait son commerçant, on lui montrait un article paru dans Best ou Rock’n’Folk, parfois notre vendeuse favorite notait la référence sur son cahier et nous promettait d’en parler au représentant lors de sa prochaine visite. Aujourd’hui… clic, clic et clic… et deux jours plus tard, l’objet est glissé dans votre boîte aux lettres (enfin, ça dépend du facteur tout de même : y a les méthodiques qui passent le carton sans dégât, d'autres qui massacrent un peu l'emballage en prenant un air dégagé, d'autres enfin qui renoncent et vous laissent un petit mot vous expliquant qu'ils reviendront demain, toujours en votre absence puisqu'à la même heure. Charge à vous d'aller, le lendemain, récupérer votre bien au bureau de Poste le plus proche, situé à 612 mètres environ de ma Maison Rose. Conclusion : le disque est resté plus longtemps dans les entrepôts de La Poste qu'il n'a mis de temps à voyager, nous vivons une époque moderne). Tant qu’il y aura des objets, bien sûr…
Nostalgique, moi ? Tu parles… Bon, j’en étais où… Ah oui, ma rencontre avec John McLaughlin, ces petites choses que j’avais envie de lui dire, ma seule façon de le remercier, de lui expliquer combien sa musique avait pu m’aider et continuait d’être présente dans mon quotidien. « Je voulais vous dire que Mahavishnu, c’est un groupe que j’ai écouté pendant tout le reste de mon adolescence, j’ai même révisé mon baccalauréat en écoutant Visions of the Emerald Beyond en 1975, ce disque avec Jean-Luc Ponty au violon qui engage des duels somptueux avec vous avant que les choeurs ne chantent « Let me fulfill life ! ». Je voulais vous dire merci, tout simplement, pour tout ce que vous avez fait ». Tout sourire, d’une simplicité désarmante et dans un français impeccable (on n'est pas marié à une pianiste hexagonale pour rien), John McLaughlin eut alors cette réplique que je n’ai pas oublié : « Mais vous avez toujours l’air d’un adolescent ! ». Venant de lui, svelte et d'allure juvénile, j’ai cru deviner qu’il s’agissait d’une gentillesse, j’avais 34 ans à l’époque (c'est bizarre de me dire ça, encore un peu et j'aurais eu l'âge d'être mon propre fils... C'est idiot ce que je dis ? Oui ? Tant pis), alors j’ai savouré mon plaisir et quelques heures plus tard, pendant le concert de son trio, je n’ai pas pu éviter de repenser à ces quelques mots, avec beaucoup d'émotion. Une légende vivante m’avait adressé la parole sans être entouré de dix gardes du corps, il n’avait même pas paru incommodé par mon intrusion…
Dès le lendemain, gagné par la même urgence qu’en ce soir du 6 octobre 1973 où je m’étais mis en quête de Birds of Fire, je filai chez mon disquaire pour me procurer Qué Alegria, deuxième disque que le trio venait d’enregistrer. Sans imaginer forcément que de longues années plus tard, je l’aurais toujours en mains, avec le même plaisir et que je penserais à ces instants comme s’ils s’étaient déroulés quelques jours plus tôt.
Le temps ne compte pas, de toutes façons, et les souvenirs sont souvent nos meilleurs amis.