"[...] Nous sommes pétris de mots. Notre vie même est le récit que nous en faisons. Nous nous racontons notre propre histoire. Nous nous mentons, nous fabriquons des châteaux d'illusions. Un texte littéraire n'est pas seulement, n'est pas toujours un échafaudage verbal qui nous emmènerait bien loin de la réalité. Il peut aussi nous y ramener, trouver les mots et les représentations qui nous permettront de lutter contre les idées toutes faites, les complaisances, l'inattention à nous-mêmes. Car nous ne sommes pas à nous-mêmes. Devant ce que nous sommes, nous demeurons distraits, craintifs, oublieux, dispersés. La littérature nous ramène à nous, elle nous oblige à nous confronter à cette réalité avec laquelle nous avons tant de difficultés. C'est en ce sens que Proust a pu écrire que «la seule vie réellement vécue, c'est la littérature». Non pas dans le sens d'un refus de la vie, mais d'un approfondissement de celle-ci. Considérée ainsi, la littérature ne nous détourne pas de l'expérience, elle la rend possible, elle lui donne sa place et sa résonance. [...]"
"[...] A quoi elle sert? A rien, on l'a vu. En tous cas rien d'immédiatement rentable. Pourtant, elle a fait en partie ce que nous sommes devenus. Elle donne intimement accès à l'autre, élargit le champ de la connaissance et la profondeur de l'expérience. Ça ne se pèse pas, ça ne se monnaye pas, mais c'est essentiel. On comprend que les beaux discours sur l'inutilité de la littérature dans les concours, l'urgence de ne délivrer que des formations professionnalisantes, limitées aux étroites techniques d'un métier, puissent séduire ceux qui veulent rentrer dans la vie active. Et puis, vingt-cinq ans après, on voit revenir à l'université des quinquagénaires, tout heureux de se plonger dans les études des lettres, passionnés par les cours. Ils ont compris qu'on ne vit pas seulement pour visser le boulon et payer les traites de la 306. Que tout homme désire tenter d'aller plus loin que lui-même, d'approfondir ce qu'il est, de trouver sa respiration dans l'étroitesse des vies programmées par les nécessités économiques. Ils se plongent avec délices dans l'inutile. Inutile, vraiment? Je parierais que les gens qui se cultivent, et pour qui la culture est un élargissement des dimensions de l'être, sont aussi d'excellents professionnels. [...]"
Pierre Jourde, A quoi sert la littérature (2), BibliObs (11/03/09)