Deux anges veillent sur Auxerre. Contrairement à leur collègue rémois dont le sourire s’étale dans un nombre incalculable de manuels d’histoire, de guides, spécialisées ou non, et de précis sur la sculpture gothique, ils ont choisi la modestie. Pour avoir une chance de les apercevoir, il faut se hisser tout en haut de l’archivolte qui domine le grand portail de la cathédrale. C’est là qu’ils perchent, ignorés des passants, touristes ou gens du cru. Cette obscurité ne leur cause d’ailleurs aucune peine même légère. « Pour vivre heureux, vivons cachés » est l’une des maximes favorites des Bas Bourguignons. Hommes ou anges, nous cultivons volontiers la discrétion et les quelques exceptions connues (entraîneur de football ou politicien à fidélité variable) ne font que confirmer la règle.
Cette réserve naturelle n’empêche pas que nous apprécions, comme il convient, les bienfaits du créateur surtout quand ils se présentent sous la forme d’une ample terrine de jambon persillé, d’un vrai poulet fermier, rôti en son point, d’une côte de bœuf charolais (ejusdem farinae), d’un fromage d’Epoisses et de quelques honnêtes bouteilles nées entre Chablis, Irancy et Saint Bris. Nos anges nous comprennent. A force de sentir monter vers eux le fumet de nos cuisines et le bouquet de nos caves, ils ont pris un petit air replet, propre à rassurer sur son avenir post mortem, l’amateur qu’inquiète le classement de la gourmandise au rang des pêchés capitaux. Ils ont de bonnes joues qu’on sent prêtes à se remplir d’autre chose que de vent, de larges narines bien propres à distinguer les mille nuances des arômes de nos vins, et les yeux grands ouverts sur la beauté du monde.
Ce n’est pas qu’ils ignorent que le mal existe. Autour d’eux, grouille un peuple de monstres écailleux, griffus, à double ou triple tête, tous prêts à se jeter sur le premier pêcheur qui passe pour l’entraîner au profond de l’abîme. C’est pourquoi ils font bonne garde et, de mémoire d’Auxerrois, ce qui est bien, et d’Auxerroise, ce qui est mieux, on n’a jamais eu à déplorer la moindre agression de chimères, dragons et basilics. Au pire, il arrive, les jours d’orage ou de pluie battante, qu’un passant distrait reçoive sur la tête, la cascade vomie par une gargouille. Les anges laissent faire. Le diable est pris à son propre piège qui vient d’asperger sa victime d’une eau deux fois bénie : elle vient du ciel et elle a ruisselé sur la maison-dieu. Reçue dans ces conditions, une douche vaut plusieurs siècles d’indulgence au pécheur le plus endurci.
Et c’est ainsi depuis bientôt sept cents ans. Nos anges sont là, fidèles au poste. Ils ont bien un peu souffert des arquebusades huguenotes de l’an 1567. On n’a aucune certitude sur ce que pouvait présenter le plus aimable et les âmes qu’emporte avec lui son compère ont perdu qui la tête, qui les mains. Mais eux déploient toujours leurs ailes au-dessus la ville, veilleurs infatigables, attentifs au moindre détail et au plus mince évènement. Leur regard plonge dans les petites cours des maisons de chanoine qui bordent la place de la cathédrale. Il suit le cours des vieilles rues qui s’entremêlent autour de l’Hôtel de Ville et de la Tour de l’Horloge. Il file tout droit vers la côte où rien ne reste du vignoble qui produisit jadis la boisson des rois. Il baguenaude dans les rues et les mails des cités, saute par-dessus le semblant de minaret de la mosquée, décrit un cercle jusqu’à l’enchevêtrement pavillonnaire des Piedalloues et de là, retrouve la rivière qu’il traverse pour aller voir du côté de la gare et de la route de Troyes ce que deviennent les ultimes vestiges de l’ancienne usine à goudron.
Il va de soi que ce tour d’horizon n’est possible que parce qu’il s’agit d’anges dont l’anatomie n’a rien à voir avec la nôtre (au jour d’aujourd’hui et malgré Byzance on ne sait toujours rien de leur sexe). Il serait vain, d’ailleurs, de dire comment ils voient et ce qui, à leurs yeux, compte vraiment. Ont-ils chacun leur spécialité ? L’ange du haut chargé des humbles et celui du bas des puissants et des riches (qui ont du souci à se faire : le chas d’une aiguille c’est étroit). Ont-ils leurs quartiers attitrés (à moi les Clairions à toi les Boussicats) ? Des spécialités professionnelles (à toi les avocats à moi les urgentistes) ? Leurs préférences selon les passe-temps de leurs ouailles (à toi les sportifs à moi les cultureux) ?
Peu importe après tout et au moment de prendre, une fois de plus, mon bâton et mon sac pour retrouver le chemin des vieux pèlerinages, je sais, que lorsque, sur ma route, il m’arrivera d’entendre un bruit d’ailes, il ne s’agira pas forcément d’un oiseau.
A dans un mois.
Chambolle