13 mars 1888/Naissance de Paul Morand

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 13 mars 1888 naît rue Marbeuf, à Paris, Paul Morand. Diplômé en Sciences politiques, Morand mène de pair sa carrière de diplomate et d'homme de lettres. Auteur d'une cinquantaine d'ouvrages, Morand, peintre de la vie moderne, excelle dans la nouvelle. En 1971, Morand publie Venises, « portrait d'un homme dans mille Venises ».


1963.

Serenata a tre.
196...


   Cette Piazzetta me rappelle quelque chose...
Une déconvenue d'autrefois, une mésaventure qui dormait ici, pas réveillée par la mémoire, depuis des années... Je ne l'évoque que parce qu'elle me paraît prendre, après si longtemps, valeur de symbole.
   Ces chats vénitiens ne se dérangent jamais, eux non plus, n'ayant rien à redouter des voitures ; ce que je reproche aux chats, c'est de ne jamais dire bonjour. Les chats vénitiens ont l'air de faire partie du sol ; ils n'ont pas de collerette ; leur ventre est un biniou dégonflé, dans cette cité sans arbres ils ne savent plus grimper ; ils sont dégoûtés de la vie, car il y a trop de souris, trop de pigeons.
   Voici l'un d'entre eux, peint à l'extérieur de cette petite maison. Je pense au Tintoret, au Giorgione qui ont commencé leur vie comme peintres de façades...
   J'y suis... Tant d'années en arrière...
   Séduisante C... Même de son fantôme je reste dupe! Qui ne suborne-t-il pas, outre-tombe ? En me ravissant, C... ne corrompait certes pas l'innocence, mais que de fois je l'avais quittée, furieux du désordre où elle laissait mon cœur ; plus furieux encore lorsque son retour suffisait à anéantir tout ressentiment.
   Comment l'expliquer ? Un port de tête insolent, énigmatiques ses prunelles jaunes comme le cœur de l'agate, défiant, son nez aux narines vibrantes, impétueux ses cheveux, comme un incendie qu'aucun chapeau ne pourrait étouffer. Les siècles se mêlaient en elle, fière comme la Renaissance, frivole comme le baroque. Impériale et revendeuse ; une sibylle et une fillette.
   Elle voyagea toute sa vie, à l'intérieur même de Venise, logeant une année chez des patriciens, l'autre saison chez les enfileuses de perles ou chez les bateliers de la Giudecca. Elle, qui n'ouvrit jamais un livre, d'où recevait-elle une culture qui était parfois érudition ? Ce n'est pas aujourd'hui que l'on aura la clé de cette belle énigme de chair.
   Si succulente que sa seule présence était un véritable attentat aux mœurs. Très grande, elle vous examinait de haut, en connaisseuse, jusqu'au fond ; on sentait qu'on aurait beau la mettre sur le dos, comme un crabe, elle vous pincerait encore, qu'elle ne demanderait jamais grâce, se prêtant toujours, ne se donnant jamais.
   Voilà ce qui me rappelait soudain la petite maison de la Piazzetta, et le chat peint a tempera sur le cartouche.
   ― Venez ce soir, après dîner... Vous n'entrerez pas par la porte d'eau, c'est trop voyant. Passez par-derrière, le campo est toujours désert.
   Le soir, l'huis entrebâillé. Le salon vide...
   Si elle s'était ravisée, C... n'eût pas laissé la maison ouverte ; elle m'attendait, me souhaitait, était fidèle (comme on dit) au rendez-vous. J'allai droit à la chambre à coucher, comme le gourmand à la cuisine. Verrou tiré.
   ― C..., c'est moi !
   Je la sentais derrière cette porte.
   Je regardai par le trou de la serrure ; une chemise le bouchait. C... aimait faire des niches, je la savais taquine, aussi. Pourquoi me laisser sur ma faim ?
   L'oreille à l'embrasure, les mains sur le marbre froid du chambranle. Je retiens mon souffle : elles sont deux. Je les entends qui se contentent ; les plaisirs de la porte ; ce lapement, ce n'est pas l'eau qui lèche le seuil de la maison... J'eus droit à toute la gamme, jusqu'au couinement du lapin enlevé par le rapace...
   Ensuite ce fut le silence, le suspens absolu. Je frappai, espérant qu'il ne s'agissait que d'un lever de rideau, sachant C... plutôt partageuse. Rien.
   Chaque minute me faisait plus sot, plus seul, plus exclu.
   Ce soir, à mon grand déçu, la porte ne s'est pas ouverte ; partout l'Industrie l'emporte sur le Labour...
   Je ne connus jamais ce secret d'un soir. Plus tard, j'entendis parler d'une histoire de famille, entre cousines. Qui avait exigé cette porte close ? C..., par méchanceté ? L'autre, par jalousie, par pudeur, par goût du secret ? Ou était-ce l'Homme, en ma personne, au pilori ?
   Les deux sont mortes ; elles gémissent ailleurs, accumulant les enfers. Au-dessus de l'entrée de la petite maison, je retrouve le cartouche sur la façade peinte à la détrempe : on y voit un chat, convoitant deux harengs saurs...

Paul Morand, Venises [1971], Éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1983, pp. 173-176.



• Pour une bibliographie de Paul Morand en un très bel « album-photos » (« slide show »), cliquer ICI.

Voir aussi :
— (sur le site de l’Académie française) la fiche biographique de Paul Morand ;
- (sur fabula) Longévité de Paul Morand, par Patrick Bergeron ;
— (sur Terres de femmes) Paul Morand/Baisers ;
- (sur Terres de femmes) la Topique Venise dans l'Index de mes Topiques.



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