« Quand ceux que nous aimons deviennent vieux ou sont consumés depuis longtemps par la maladie, nous sommes enclins à nous figurer leur mort à l'avance, en un exercice mental préparatoire au choc qui nous attend. En contemplant leur déclin graduel, la progression ponctuelle des rides, la perte inexorable des facultés et les ravages de la décrépitude, nous mesurons, pendant les mois ou les années prématurément passés en compagnie de la mort, l'importance et le prix de ce que nous allons bientôt perdre ; nous apprenons à affronter l'avenir plus ou moins proche où ils nous manqueront. Notre pitié agit comme un mécanisme de défense et nous aguerrit contre leur disparition ; nous les pleurons ainsi avant l'heure, nous honorons leur mémoire avant le temps, nous nous affligeons et nous désespérons d'avance parce que nous savons que cette douleur persistante, presque quotidienne, nous infligera une blessure plus légère que la douleur brutale qui suit une perte dont nous avons préféré ignorer la venue. »
C’est par ces phrases somptueuses que débute le dernier livre de l’écrivain espagnol Juan Manuel de Prada. Le titre est une référence directe à la mythologie et à deux de ses personnages : à la mort de son amant, le Dieu Tammuz, la déesse Ishtar se fait ouvrir les portes des enfers en ôtant à chaque fois un voile … mais il faut aussi comprendre le titre dans le sens de « faire la danse des sept voiles », métaphore qui désigne la révélation progressive d’une information, où l’on va d’étape en étape, quitte à faire languir ses interlocuteurs …
Si vous entrez dans la lecture de ce roman, vous comprendrez vite ce que je veux dire … car il y a tellement de rebondissements qu’un cinéaste acquérant les droits pour porter l’histoire à l’écran n’aurait pas trop à se creuser la tête pour maintenir le spectateur en haleine …
Tout commence par la mort de Lucía, femme d’Antonio Ballesteros … prévenu à temps, Julio, leur fils, se presse dans le village de ses parents car son père a quelque chose d’important à lui annoncer : il n’est pas son géniteur …
Commence alors un travail d’enquête sur Jules Tillon, nom du véritable père de Julio … l’homme est présenté comme un résistant qui ne se souvient de rien … il faudra tout le travail d’un médecin pour que cette amnésie soit guérie et que les pièces du puzzle se reconstituent enfin …
Un puzzle qui prend complètement forme au bout de 700 pages … envoûtante histoire qui nous emmène en France, en Espagne et en Argentine et truffée de personnages douteux, dangereux, vertueux, inventés ou réels comme Jean Moulin ou le colonel Fabien … le lecteur croit volontiers Juan Manuel de Prada lorsqu’il dit avoir compulsé quantité d’ouvrages historiques sur la seconde guerre mondiale …
Mais ce qui rend l’histoire haletante c’est que son auteur a décidé d’en faire une illustration de la tentation mystificatrice … pour Juan Manuel de Prada il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre … la réalité est bien plus contrastée … que l’auteur soit citoyen d’un pays qui a connu une guerre civile dont les plaies ne sont toujours pas cicatrisées a, je le crois, son importance …
Juan Manuel de Prada nous rappelle que des événements extraordinaires peuvent pousser un individu à se montrer héroïque … ce qui ne veut pas dire qu’il est héroïque de nature … l’auteur se passionne davantage pour le parcours sinueux, la complexité humaine … à mon sens, la fin ne résout rien … elle ne répond pas à la question de la nature intrinsèque du personnage principal … probablement parce que l’Homme n’est ni complètement bon ou complètement mauvais, à mi-chemin entre les deux …
Si vous avez du temps et une vraie envie de renoncer à l’esprit cartésien, entamez immédiatement la lecture de ce roman … vous sortirez de là complètement tourneboulé, je l’espère, ne sachant plus très bien à quel saint vous vouer … avec une vraie méfiance … car Jules peut être chacun d’entre nous …
Accepter l’idée que nous ne serions peut-être pas les plus vertueux si notre vie ou celle de nos proches était en danger me semble être un questionnement toujours actuel … Juan Manuel de Prada le rappelle avec beaucoup de brio …
Un roman marquant de ce début d’année 2009 …