Mais qu’il s’agisse de méditation ou de mathématique, je ne songerais pas à faire mine de "travailler" quand il n’y a pas désir, quand il n’y a pas cette faim. C’est pourquoi il ne m’est pas arrivé de méditer ne serait-ce que quelques heures, ou de faire des maths ne serait-ce que quelques heures, sans y avoir appris quelque chose ; et le plus souvent (pour ne pas dire toujours) quelque chose d’imprévu et imprévisible. Cela n’a rien à voir avec des facultés que j’aurais et que d’autres n’auraient pas, mais vient seulement de ce que je ne fais pas mine de travailler sans en avoir vraiment envie. (C’est la force de cette "envie" qui à elle seule crée aussi cette exigence dont j’ai parlé ailleurs, qui fait que dans le travail on ne se contente pas d’un à-peu-près, mais n’est satisfait qu’après être allé jusqu’au bout d’une compréhension, si humble soit-elle.) Là où il s’agit de découvrir, un travail sans désir est non-sens et simagrée, tout autant que de faire l’amour sans désir. A dire vrai, je n’ai pas connu la tentation de gaspiller mon énergie à faire semblant de faire une chose que je n’ai nulle envie de faire, alors qu’il y a tant de choses passionnantes à faire, ne serait-ce que dormir (et rêver. . . ) quand c’est le moment de dormir.
C’est dans cette même nuit, je crois, que j’ai compris que désir de connaître et puissance de connaître et de découvrir sont une seule et même chose. Pour peu que nous lui fassions confiance et le suivions, c’est le désir qui nous mène jusqu’au coeur des choses que nous désirons connaître. Et c’est lui aussi qui nous fait trouver, sans même avoir à la chercher, la méthode la plus efficace pour connaître ces choses, et qui convient le mieux à notre personne. Pour les mathématiques, il semble bien que l’écriture de tout temps a été un moyen indispensable, quelle que soit la personne qui "fait des maths" : faire des mathématiques, c’est avant tout écrire. Il en va de même sans doute dans tout travail de découverte où l’intellect prend la plus grande part. Mais sûrement ce n’est pas le cas nécessairement de la "méditation", par quoi j’entends le travail de découverte de soi. Dans mon cas pourtant et jusqu’à présent, l’écriture a été un moyen efficace et indispensable dans la méditation. Comme dans le travail mathématique, elle est le support matériel qui fixe le rythme de la réflexion, et sert de repère et de ralliement pour une attention qui autrement a tendance chez moi à s’éparpiller aux quatre vents. Aussi, l’écriture nous donne une trace tangible du travail qui vient de se faire) auquel nous pouvons à tout moment nous reporter. Dans une méditation de longue haleine, il est utile souvent de pouvoir se reporter aussi aux traces écrites qui témoignent de tel moment de la méditation dans les jours précédents, voire même des années avant.
La pensée, et sa formulation méticuleuse, jouent donc un rôle important dans la méditation telle que je l’ai pratiquée jusqu’à présent. Elle ne se limite pas pour autant à un travail de la seule pensée. Celle-ci à elle seule est impuissante à appréhender la vie. Elle est efficace surtout pour détecter les contradictions, souvent énormes jusqu’au grotesque, dans notre vision de nous-mêmes et de nos relations à autrui ; mais souvent, elle ne suffit pas pour appréhender le sens de ces contradictions. Pour celui qui est animé du désir de connaître, la pensée est un instrument souvent utile et efficace, voire indispensable, aussi longtemps qu’on reste conscient de ses
limites, bien évidentes dans la méditation (et plus cachées dans le travail mathématique). Il est important que la pensée sache s’effacer et disparaître sur la pointe des pieds aux moments sensibles où autre chose apparaît - sous la forme peut-être d’une émotion subite et profonde, alors que la main peut-être continue à courir surle papier pour lui donner au même moment une expression maladroite et balbutiante.
Extrait de " Récoltes et semailles " 9.4 Désir et méditation
Alexandre Grothendieck