Nous prenons le chemin, sac sur le dos. C’est un sentier de bêtes à flanc de pente. Il suit d’abord un canal d’irrigation, puis l’une de ses branches plonge vers les champs bigarrés en fond de vallée. Blé, orge, pommes de terre, luzerne y poussent sur de petits périmètres en damier, plus cette fameuse céréale dont on ne connaît pas le nom. Nous sommes dans les villages ismaéliens, musulmans mais loin du fondamentalisme, comme nous l’a expliqué Karim l’autre jour (voir Alcool au Pakistan).
Nous croisons de jolies gamines aux yeux clairs et aux cheveux blond roux. Elles portent un foulard coloré sur la tête comme nos paysannes d’antan et restent très discrètes avec les étrangers comme nos grand-mères dans leur enfance. Elles nous observent avec autant d’avide curiosité que les garçons, mais à la dérobée. L’une d’elle, douze ans peut-être, me décoche un sourire lumineux, spontané. Elle porte une jarre sur la tête et se dirige vers la source qui émerge de l’herbe entre deux cailloux, un peu plus loin. Presque adolescente, c’est une belle plante, souple et vivace comme la luzerne des champs. Comme Zeus, je me ferais bien vache pour brouter cette lointaine descendante des soldats grecs.
La première partie de la matinée est ainsi champêtre. Nous juxtaposons ce matin les trois états successifs de la société : la société agricole traditionnelle autour de nous, la société industrielle militaire représentée par Taj et Karim, enfin la société de l’information humaniste, représentée par nous, Occidentaux. Pas de hiérarchie en cela, les gens peuvent être aussi heureux dans l’une que l’autre de ces sociétés type. Mais j’ai l’impression de vivre une période historique. Cette juxtaposition se transformera vite car la télévision et internet, le tourisme comme l’émigration, forcent l’évolution des sociétés traditionnelles vers un certain modernisme, inévitablement attirant. L’exemple conservé des sociétés traditionnelles tempère aussi notre individualisme en nous rappelant que tout n’est pas à jeter dans la solidarité de village. Malgré le pesant et constant regard des autres, bien pire que les caméras, puces de portable et de Navigo, traçabilité internet et autres RFID qui hantent les paranos des libertés publiques. Il faut n’avoir jamais vécu dans un village resté traditionnel, par exemple en France dans les années 60, pour préférer les relations champêtres aux relations citadines. Au Pakistan, la transition ne sera pas facile, l’ouverture au monde devant toujours lutter avec l’identité. Ce pourquoi beaucoup d’étudiants en matières technologiques ont une telle impression d’être dépossédés qu’ils survalorisent la religion musulmane, à la fois giron et poésie, sens à leur vie. Jusqu’à la paranoïa fanatique, parfois.
L’un des porteurs engagés hier, un vieux, vient se placer à ma hauteur sur le chemin ; il accélère quand j’accélère et ralentit lorsque je ralentis. Il veut sans doute parler, malgré notre vocabulaire commun très limité. Je comprends qu’il me dit les noms des villages plus loin, Boni, Riri. Puis « English finish ! - Ourdou ». Le jeune boutonneux qui nous suit vient à notre hauteur et, avec un rire nerveux, lui demande ce qu’il a bien pu me dire, à ce que je devine. Lui oserait bien, mais il ne sait même pas les trois mots d’anglais nécessaires. Connaîtrais-je par hasard un peu d’ourdou ? Hélas, non. Et pourtant, il suffirait de quelques mots pour échanger avec ces hommes désireux de connaître.
Nous traversons la rivière, remontons un tant soit peu l’autre versant, puis nous quittons la verdure pour une descente interminable dans la caillasse vers la rivière à nouveau. Elle a creusé fortement le paysage en aval. Une fois rejointe, nous la longeons. Elle roule toujours son flot blanc chargé de particules sédimentaires sur de gros galets. Quelques vieux barbus que nous croisons grommellent des Salam ; les adultes tiennent particulièrement à nous serrer la main, version cérémonieuse du shake-hand anglais ; les plus jeunes sont timides et pouffent entre eux. Un adolescent de 14 ou 15 ans, seul, m’accompagne ainsi une centaine de mètres en silence, ne sachant trop comment parler ou quoi dire. Comme je le salue d’un ‘hello !’ au bout d’un temps, il me répond timidement puis me laisse prendre de la distance. C’est au tour d’un chien de me faire un bout de chemin.
L’arrivée au village de Riri, sur la « place du village » est un grand moment. C’est, au bout de la piste à jeeps, un cercle d’à peine dix mètres formé par la cour d’une maison où s’ouvrent des boutiques près d’un ruisseau glougloutant sous les saules, En attendant les autos qui nous rejoignent ici, s’agglutine et nous regarde la population. Les gamins sont en brochette, serrés les uns contre les autres. Les adolescents se mettent en groupes de trois ou quatre. Quelques petites filles sont en retrait, elles détalent dès que surgit un appareil photo mais reviennent aussi vite une fois le « danger » écarté. Les garçons ne craignent pas la photo ; ils en sont même fiers, redressant le torse pour se mettre en valeur. Nous pique-niquons sur place, le dos aux boutiques dont les volets sont fermés. Nous restons entourés de petits qui regardent tout cela de leurs yeux clairs sans avidité, car ils sont bien nourris, mais plutôt comme on regarde un cirque qui s’installe. Bien débarbouillés, ils seraient beaux. Je leur distribue le reste des biscuits Tuc, et les vieux assis là apprécient ce geste d’un hochement de tête. Les enfants, c’est sacré – l’avenir de la Terre.
Nous reprenons les jeeps, assemblées tant bien que mal sur la place étroite. La piste grimpe à flanc de falaise, le panorama devient impressionnant à mesure que l’on s’élève, en gris, ocre et vert. La jeep dans laquelle je suis et une autre s’arrêtent un long moment dans un garage. L’autre parce qu’elle n’a plus de première vitesse, et la mienne parce qu’Ali, le chauffeur, est aussi mécanicien et aide le garagiste. Le travail du garage n’est pas intensif. Un apprenti scie une pièce métallique dehors, trois comparses le regardent faire en discutant. Un peu à l’extérieur du village, ce garage a tout du décor du film Bagdad Café. Un camion décoré arrive, brinquebalant, puis un vélo enjolivé comme un camion afghan, muni d’un avertisseur électronique aux quinze sons différents. Un gamin en kamiz bleu de chauffe se perche sur une pile de pneu, la peau fine et l’ossature fragile sous la toile virile échancrée. Sont empilés des pneus chinois usés et un pneu soviétique, écrit en cyrillique, dont on voit la trame, venu sans doute d’Afghanistan.
Le « camping » est ainsi pompeusement baptisé parce qu’une cabane en terre comprend un trou pour chier, mais il n’y a pas d’eau en dehors des ruisseaux qui coulent entre les arbres. Une famille loue son verger, sans plus. Pour se laver, nous sommes obligés d’aller chercher la rivière, à 600 mètres de là, entre les ronces et les parties marécageuses. Nous dînons ce soir de poisson. Ce sont des truites fraîchement pêchées du jour dans la rivière, qu’un gamin de 13 ans nous a vendues sur le chemin. Il les proposait, pendues en grappe à un fil, pour 20 roupies chacune. Malheureusement, le cuisinier les a coupées telles quelles en trois ou quatre avant de les faire frire, ce qui donne un résultat curieux : dans le premier plat il n’y avait que les têtes ; on pouvait supposer que l’autre portait les queues, mais il les avait coupées elles aussi.