Culture numérique ouverte ou archaïque chasse aux « pirates » ? Le monde d’après s’invente aujourd’hui.
Depuis plus d’une décennie, ceux qui gouvernent la culture font preuve d’une redoutable cécité. La plupart des immenses débats sur l’accès du plus grand nombre aux créations artistiques, qui
remuèrent le ciel d’Avignon de Malraux à Jack Lang, sont aujourd’hui taris, et les nouveaux défis se réduisent à d’interminables controverses pour ou contre le téléchargement. Avec les autres
continents, avec l’Europe qui enfin en débat, la France doit inventer les nouveaux droits d’auteur de l’âge numérique, mais aussi les libertés d’accès et de partage. Il n’en est pas dit un mot
dans la loi qui s’avance vers l’Assemblée nationale et qui divise tous les partis. Pourtant, l’urgence est là.
Par temps de crise, ne passons pas à côté de la révolution numérique, qui transforme les économies et renouvelle radicalement la création, l’édition, la diffusion et l’usage de la musique, du cinéma, des textes. Forfaits “3G” illimités, fibre optique à domicile, haut débit (presque) partout : la marche en avant de la technologie se poursuit inexorablement. Elle ouvre, à domicile comme en mobilité, un champ immense de possibles.
De nouvelles pratiques de consommation, de production et de diffusion des œuvres émergent. Leur apparition est provoquée moins par l’accroissement vertigineux des débits que par l’assimilation progressive dans notre société des principes fondateurs de l’internet et des possibilités qu’ils ouvrent. Tous les appareils interconnectés par le “réseau des réseaux” y sont en effet fondamentalement égaux. Ils peuvent être diffuseurs autant que lecteurs de tous types d’informations et de contenus. La copie, à coût nul, le partage et l’échange non lucratifs ont pris place dans la vie quotidienne.
Nous avons la fabuleuse chance d’être les témoins et, pour beaucoup d’entre nous, les acteurs de plus en plus nombreux d’une grande mutation dans notre rapport à l’information et à la culture. Nos petits-enfants trouveront probablement saugrenu que nous ayons eu à nous déplacer en magasin pour acheter un CD ou un DVD, afin d’écouter une chanson ou de visionner un film. Cela rappellera un temps où nous étions très passifs dans notre rapport à la culture, et paraîtra tellement inconfortable. Et le paiement associé à cet acte semblera un lointain souvenir.
Les années récentes ont vu l’émergence et la cohabitation des nouveaux modèles. Les contenus musicaux sont aujourd’hui, « légalement » ou non, pour la plupart disponibles en ligne. Sous une forme peu attrayante, en des copies de qualité aléatoire disponibles sur les réseaux “P2P”, ou via des offres innovantes, le plus souvent acquittées au forfait, qui séduisent peu à peu les consommateurs.
La publicité, bien qu’évacuée de la télévision publique, a droit de cité sur les sites musicaux. De nouveaux éditeurs tentent de valoriser les œuvres et de créer des services autour de l’œuvre elle-même. Les sites de “streaming” permettant d’écouter la musique du monde entier, de regarder les films en flux, sans avoir à les télécharger préalablement sur son disque dur, apparaissent. Le téléphone mobile, le smartphone, l’ultra-portable sont des terminaux connectés en permanence à des sites de contenus illimités. « Pirater » et stocker des fichiers ne sont même plus nécessaire…
Dans une telle situation, imaginer rétablir l’ordre ancien de la rareté des copies par une loi répressive, c’est puiser l’eau avec un filet à papillon.
C’est pourtant ce que persistent à vouloir Nicolas Sarkozy et ses ministres jamais avares de textes inapplicables, en rédigeant de nouvelles lois prétendant endiguer l’irrépressible. Les lobbies adorent retarder, ils trouvent toujours pour cela des partisans actifs ou des complices naïfs.
Les artistes ont raison de taper du poing sur la table, car le monde ancien s’effondre. Faut-il pour autant que de mauvaises réponses leur soient servies comme autant de somnifères ?
Qu’un nouveau moyen de communication bouleverse les équilibres et génère de nouvelles peurs n’a pourtant rien de neuf, et pour ne citer que deux exemples, les chaînes cryptées sur abonnement - Canal + - et la cassette vidéo devaient être les fossoyeurs du cinéma. Il n’en a heureusement rien été. En premier lieu, de nouvelles pratiques rémunératrices ont séduit les consommateurs en leur apportant plus de facilité. La location et la vente, hier de cassettes vidéo, aujourd’hui de DVD, ont rapidement généré une part significative des revenus des professionnels du cinéma. Sans offre attrayante pour le consommateur, qui reste dans l’écrasante majorité des cas également un citoyen, rien n’est possible. Ensuite, les gouvernements de l’époque ont su prendre leurs responsabilités et contribué de manière décisive à la définition de nouvelles conditions de production et de nouvelles rémunérations plus adaptées. Nous vivons un moment semblable…mais la politique court derrière la société.
Mille motifs conduisent à rejeter cette loi injustement baptisée « Internet et création » : surveillance généralisée du net, absence de recours et de procès équitable avant coupure, identification hasardeuse des « coupables ». A titre d’exemple, il faut évoquer les vains efforts pour prévenir le téléchargement sur des bornes publiques wifi, à tel point que l’on envisagerait la création de “listes blanches” prétendant sélectionner les sites dignes de l’intérêt de ceux qui se connectent à l’internet par des points d’accès publics ! A cela s’ajoute la triple peine : à la suspension de la connexion, s’additionnent la poursuite du paiement de l’abonnement ainsi suspendu et la persistance des poursuites civiles ou pénales.
Mais le plus grave au fond, reste que tant d’intelligence collective ait été consommée en illusion sécuritaire, alors que les choix majeurs de politique culturelle sont laissés en jachère. Le
temps est venu d’écrire les nouveaux droits d’auteur de l’âge numérique. Par un grand débat international, et non par un faux consensus forcé, fût-il dicté à l’Elysée.
Nul ne conteste la nécessité de règles. Mais tout indique qu’elles doivent régir en priorité les rapports économiques laissés en l’état de jungle entre auteurs, artistes –dont les interprètes-, producteurs, éditeurs, géants du commerce informationnel et des réseaux de communication. Là plus que dans le « piratage » se trouve le triangle des Bermudes qui engloutit les droits des créateurs, le respect dû aux œuvres de l’esprit et leurs rémunérations.
Les créateurs et les artistes sont mal rémunérés dans les partages qui s’instaurent. Sur iTunes, près de 80% vont au producteur ! La valorisation via l’offre commerciale ne décolle pas. En effet, les éditeurs peinent à accéder aux catalogues à des prix décents, et le coût des bandes passantes facturé par les opérateurs de télécoms restent prohibitifs.
Ainsi, pendant que l’on traque l’internaute qui partage des fichiers musicaux à des fins non lucratives, un monde mal régulé, celui des échanges culturels marchands, refuse de rechercher un nouvel équilibre des droits. Les faibles cèdent devant les puissants.
Défenseurs du droit d’auteur, nous devons le rester, avec intransigeance, à condition de ne pas nous tromper de bataille. L’univers numérique oblige à réécrire le droit exclusif et même le droit moral, pas à les supprimer, dés lors que l’on agit dans la relation commerciale.
Ouvrons plutôt dès aujourd’hui le chantier d’une contribution créative, dont les revenus manquent cruellement aux acteurs du monde de la culture, artistes qui ont choisi l’autonomie, producteurs indépendants et éditeurs innovants, pour réussir cette migration. L’abonnement à l’internet doit, pour quelques euros par mois, contribuer au financement de la création. Ce n’est pas une réparation, mais un juste équilibre, prometteur du nouvel âge de la culture que nos générations doivent conquérir.
Christian PAUL, député de la Nièvre