En juin 2008, le magazine américain The Atlantic a publié un article de Nicolas Carr, "Is Google making us stupid?", qui par delà la provocation, mérite qu'on s'y attarde. Internet et les moteurs de recherche qui nous permettent d'accéder aux informations qu'il contient modifieraient profondément nos méthodes de travail intellectuel et dégraderaient nos capacités cognitives. Carr n'est pas le premier à faire ce type de remarques. En 2006, Edward Tenner, un écrivain spécialisé dans la technologie attirait, dans un article du New-York Times, l'attention sur les résultats médiocres à des tests de compétences linguistiques (capacité à comprendre des textes qui leur sont soumis), résultats d'étudiants fréquentant assiduement le web.
Internet a incontestablement modifié la manière dont nous accédons à la connaissance. Il suffit de quelques rapides gestes sur un clavier pour accéder immédiatement à une quasi infinité de documents. Il a largement ouvert le champ des informations et des données sur lesquelles nous travaillons. Est-il en train de modifier nos manières de travailler? C'est probable. Nous rend-il pour autant plus stupides? On peut, je crois, en douter.
Nicolas Carr base l'essentiel de son argumentation sur le zapping qu'autorise le web. Le glissement incessant d'un document à l'autre, grâce aux liens, dégraderait nos capacités intellectuelles [Dans un registre différent, Susan Greenfield, une neuropsychologue réputée, s'est intéressée à l'impact que des réseaux sociaux comme Facebook pouvaient avoir sur notre cerveau et fait des prédictions extrêmement inquiétantes, allant jusqu'à parler de perte d'identité (voir par exemple cet article de Timeonline]. Ce faisant, il reprend et adapte à une nouvelle technologie un raisonnement que l'on a souvent appliqué à la télévision ou aux jeux vidéo. Il lui attribue une perte de son pouvoir de concentration qu'il décrit ainsi : “Over the past few years I’ve had an uncomfortable sense that someone, or something, has been tinkering with my brain, remapping the neural circuitry, reprogramming the memory. My mind isn’t going—so far as I can tell—but it’s changing. I’m not thinking the way I used to think. I can feel it most strongly when I’m reading. Immersing myself in a book or a lengthy article used to be easy. My mind would get caught up in the narrative or the turns of the argument, and I’d spend hours strolling through long stretches of prose. That’s rarely the case anymore. Now my concentration often starts to drift after two or three pages. I get fidgety, lose the thread, begin looking for something else to do. I feel as if I’m always dragging my wayward brain back to the text. The deep reading that used to come naturally has become a struggle." (…) "What the Net seems to be doing is chipping away my capacity for concentration and contemplation. My mind now expects to take in information the way the Net distributes it: in a swiftly moving stream of particles. Once I was a scuba diver in the sea of words. Now I zip along the surface like a guy on a Jet Ski."
Cette opinion doit être prise au sérieux, parce qu'elle reflète
l'expérience d'autres lecteurs, comme celle de David A. Bell, un
historien qui enseigne à la Johns Hopkins University. Dans un article
publié en 2005 dans The New Republic, une revue intellectuelle, cet
historien écrivait à propos d'un livre qui n'avait pas été édité sur
papier mais seulement en ligne : “I scroll back and forth, search
for keywords, and interrupt myself even more often than usual to refill
my coffee cup, check my e-mail, check the news, rearrange files in my
desk drawer. Eventually I get through the book, and am glad to have
done so. But a week later I find it remarkably hard to remember what I
have read.” (The bookless future, What is internet doing to scholarship, papier en .pdf. Site
de l'auteur qui s'est également intéressé à l'avenir du livre dans ce
papier). D'autres auteurs ont développé des thèses voisines, comme
Nicholas C.Burbules (in Rhetorics of the web: hyperreading and critical literacy).
Ce que nous savons de la lecture sur internet
Que nous ne lisions pas des documents sur un écran comme sur une page de livre est abondamment documenté. De multiples études ont montré que nous passions, en moyenne, très peu de temps sur une même page, que nous lisions rarement plus de 20% des textes que nous trouvons sur le web et que notre regard parcourt ces documents tout autrement que lorsque nous lisons un roman (voir sur ce dernier points les études de Jakob Nielsen qui a développé une méthode pour suivre les positions du regard des internautes sur ls pages qu'ils visitent). "Our participants, écrivent les auteurs d'une étude allemande réalisée sur 25 utilisateurs, stayed only for a short period on most pages: 25% of all documents were displayed for less than 4 seconds and 52% of all visits were shorter than 10 seconds (median: 9.4s). However, nearly 10% of the page visits were longer than two minutes. (…) The peak value is located at stay times between 2 and 3 seconds; they contribute 8.6% of all visits."
On remarquera, sur cette image produite par Jakob Nielsen, que le regard se porte en priorité sur les zones (en rouge, puis en jaune) qui offre le plus d'informations utiles. Le regard ne va pratiquement jamais sur la colonne de droite qui propose des publicités alors même qu'il est très actif sur la partie haute à gauche, là où se trouve les informations qui permettent d'évaluer l'intérêt du document. Mais est-ce si original? Ne faisons-nous pas la même chose lorsque nous lisons une page de magazine encombrée de publicités?
D'autres études ont montré que nous lisions plus lentement sur un écran que sur une page de livre (le déficit serait, d'après Jakob Nielsen, de l'ordre de 25%), ce qui pourrait, d'ailleurs, avoir pour effet de nous inciter à pratiquer des techniques de lecture rapide pour sélectionner plus rapidement les documents les plus pertinents.
Les mêmes analyses montrent que nos regards se portent en priorité sur les liens, qui permettent d'aller plus avant dans la recherche d'information et peuvent être considérés comme un indice de qualité : les pages avec beaucoup de texte et de références ont toutes chances d'avoir été plus travaillées, de contenir des textes richement documentés que celles qui en contiennent peu. Ceci explique, d'ailleurs, que nous restions plus longtemps sur les pages qui proposent beaucoup de liens que sur celles qui en proposent peu.
La suite ici
Auteur : Bernard Girard
Source : Cluster 21
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : levidepoches/connexion