Nous donnons ici la traduction d'une conférence donnée par le Père Victorino
Rodriguez, o.p., à l'occasion des 1400 ans du Concile de Tolède (589). Le P. Rodriguez, héritier spirituel du P. Santiago Ramirez, docteur en théologie, a enseigné à l'Université pontificale et
de Salamanque et est membre de l'Académie pontificale de théologie.
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Deux faits réclament particulièrement l’attention dans les Actes du Concile de Tolède (589). Le premier, c’est la reprise joyeuse du
don de la foi catholique, perdue par un grand nombre d'évêques, de clercs ou de laïcs ariens, y compris les rois wisigoths jusqu’à la conversion de Récarède, de nouveau professée dans sa
parfaite intégrité nicéo-constantinienne. Le second, c’est la signification sociale de cette profession de foi. Le discours du roi Récarède au IIIème concile de Tolède, à la foi duquel ont adhéré
personnellement les huit évêques convertis de l'arianisme, mérite d’être rappelé à l’occasion de ce centenaire. Il est facile de deviner l’influence de l’archevêque de Séville, saint Léandre,
dans le texte de cette profession solennelle.
Politique médiévale et chrétienté
La conversion du roi et du peuple wisigoths à la foi catholique est exemplaire au regard, non seulement de l’histoire interne de l'Eglise, mais aussi du caractère social et public de la foi,
toute idée de contraindre ou de forcer qui que ce soit à accepter la foi ayant été étrangère tant à Récarède qu’au saint archevêque Léandre. Le concile de Tolède IV (633) est précis, même pour
les juifs : « que personne ne les contraigne à croire, parce que Dieu a miséricorde de qui il veut, et il endurcit qui il veut. Ainsi donc, on ne doit pas chercher à les sauver contre leur
volonté, afin qu’ainsi la justice soit complète » (Ed. cit., p. 210). Ce respect de la liberté psychologique était compatible avec l’obligation morale, individuelle et politico-sociale, de
professer avec fermeté la véritable foi. Vérité, certitude et responsabilité sont intrinsèquement liées à la foi elle-même, comme on le voit chez saint Herménégilde, le frère de Récarède, et
cette conviction était partagée par les évêques, le roi catholique et son peuple. Cette politique de chrétienté ou politique chrétienne, comme d’autres binômes du même genre [philosophie
chrétienne, civilisation chrétienne, démocratie chrétienne, humanisme chrétien ou conscience chrétienne] suppose que la foi chrétienne s’incarne dans l’homme et dans ses structures humaines : la
famille, la société, l’Etat. Les chrétiens médiévaux étaient, en principe, conséquents dans leur être et leur agir, même si la faiblesse humaine les faisait parfois défaillir, comme en tous
temps. Personne ne contestait au roi ou au peuple le charisme de discerner et d’accepter la foi authentique. On était alors à des années lumières de ces experts qui, au cours du concile Vatican
II, ont prétendu que les Etats catholiques n’avaient pas compétence pour connaître et décider de la confessionnalité catholique d’une nation.
Au XXème siècle, Pie XI s’efforça de maintenir et de reprendre cette conception de l’Etat chrétien avec l’encyclique Quas primas, très important document pontifical sur la politique
chrétienne, et l’institution de la fête du Christ-Roi. « Le souverain domaine de notre Rédempteur embrasse la totalité des hommes (…). A cet égard, disait-il, il n'y a lieu de faire aucune
différence entre les individus, les familles et les Etats ; car les hommes ne sont pas moins soumis à l'autorité du Christ dans leur vie collective que dans leur vie privée. Il est l'unique
source du salut, de celui des sociétés comme de celui des individus » (n° 13). C’était un refus du laïcisme et de l’areligiosité de l’Etat du premier quart du siècle. Au cours du concile
Vatican II, malgré le libéralisme religieux de certains Pères et de certains experts, la Déclaration Dignitatis humanae personae, sur la liberté religieuse, a affirmé qu’elle « ne
portait aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l'homme et des sociétés à l'égard de la vraie religion et de l'unique Église du Christ » (n° 1).
Jean-Paul II, dans son Discours au Parlement européen de Strasbourg (11 octobre 1988), a mis en garde l’Europe contre les effets désastreux du laïcisme public : « Toutes les familles
de pensée de notre vieux continent devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et
garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme » (n° 9). « Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au
pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent » (n° 10). Le Pape a reconnu qu’à cette époque de chrétienté médiévale les compétences respectives de Dieu et de
César n’ont pas toujours été reconnues, mais il n’en avertit pas moins que « le christianisme (…) a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie
» (n° 11). On entend encore résonner les paroles qu’il a prononcées le 9 novembre 1982 à Saint-Jacques de Compostelle : « de Saint-Jacques je te lance, vieille Europe, un cri plein
d’amour : Reprends-toi ! Sois-toi-même. Découvre tes origines. Ravives tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui firent la gloire de ton histoire et qui rendirent ta présence bénéfique sur
les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle, dans un climat de total respect des autres religions et des libertés fondamentales. Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui
est à Dieu ».
La “nouvelle chrétienté” maritainienne
Jacques Maritain (1882-1973), après sa retentissante conversion au catholicisme, en lequel il est mort dans la joie, après un long, profond et fructueux travail d’intellectuel catholique dans la
ligne du thomisme, connut, dans les années trente, une tourmente politico-religieuse avec des réminiscences de son passé libéral-démocrate et socialiste, qui provoqua une forte réaction de grands
thomistes dominicains tels que Santiago Ramirez, Ignacio Menéndez y Reigada ou Reginald Garrigou-Lagrange. C’est à cette époque qu’il a proposé sa théorie de la “nouvelle chrétienté”, par
opposition à la chrétienté médiévale en laquelle s’est développé le IIIème concile de Tolède, à l’origine de la conversion de Récarède et des évêques ariens. Son ouvrage le plus significatif,
Humanisme intégral, a été publié pour la première fois en espagnol sous le titre Problèmes spirituels et temporels d’une nouvelle chrétienté. Je résumerai ainsi ce que j’ai déjà
écrit de l’humanisme maritainien (“Iglesia-Mundo”, núm. 338 marzo 1987) :
a) Maritain pense que la chrétienté médiévale, trop influencée par le pessimisme de saint Augustin, était exclusivement théocentrique et infantile, regardant seulement les choses du point de vue
de Dieu, sans que l’homme réfléchisse sur soi-même. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’homme a acquis conscience de soi, ouvrant la voie à l’anthropocentrisme moderne, qui s’achèvera en se
déshumanisant par l’oubli de Dieu (Humanisme intégral, éd. 1936, pp. 18, 20, 22, 23, 33, 34, 36).
b) Maritain opéra une coupure en l’homme, en distinguant en lui individu et personne. Il est personne en tant qu’il subsiste spirituellement ; et il est individu en tant qu’il est un fragment
individué d’une espèce. En tant qu’individu il est partie de la société et lui est ordonné ; en tant que personne il est au-dessus d’elle. La perfection spirituelle de la personne consiste dans
sa liberté d’autonomie (Ibidem, p.184). Dans la nouvelle chrétienne, selon lui, la femme passe de la condition de chose à la condition d’individu, et de celle-ci à la condition de personne
(Ibidem, p. 202).
c) Sur le thème de l’éthique et de la morale chrétienne, Maritain, dans Humanisme intégral et, plus encore, dans Science et sagesse (1935), a pénétré audacieusement dans le
champ de la théologie morale, en se faisant théologien. Il a soutenu que la théologie morale spéculative et la prudence ne suffisaient pas pour gouverner adéquatement le comportement moral, et
qu’il y avait lieu de mettre en œuvre une autre morale intermédiaire, practico-pratique, spécifiquement distincte de la morale spéculative et de la prudence. Bien plus : pour que la morale soit
adéquate à sa fonction, qui est de conduire les hommes à leur vraie fin ultime, qui est Dieu en lui-même, par des moyens adaptés, qui, pour l’homme déchu et élevé par la grâce, ne peuvent être
que la grâce et les vertus infuses, spécialement la charité, elle devait nécessairement prendre ces normes de la théologie. De sorte que l’éthique ou morale philosophique, pour être adéquate,
devait nécessairement être subalternée à la théologie sans cesser pour cela d’être essentiellement philosophie, mais imprégnée de valeurs chrétiennes (Humanisme intégral p. 173).
d) L’une des idées qui préoccupaient le plus le Maritain d’alors était celle de la “nouvelle chrétienne”, spécifiquement ou substantielle différente de la chrétienté médiévale (pp. 15, 146, 212
213). Elle sera une « cité laïque vitalement chrétienne », un « Etat laïc chrétiennement constitué » (pp.181, 182,186 258). Ce qu’il dit de l’éthique philosophique adéquatement
prise vaut aussi pour le nouvel ordre politique, lequel, en se maintenant dans son propre ordre profane, doit « comporter dans sa spécification proprement politique une imprégnation
chrétienne » (pp.173, 174, 178). La nouvelle chrétienne imaginée par Maritain ne sera pas « sacro-chrétienne », comme la médiévale, mais « profano-chrétienne » (p. 168), pluraliste
dans la foi (pp. 171, 179, 180, 210), communautaire (composée d’individus) et personnaliste dans l’exercice d’une « sainte liberté » (pp. 169, 180 note 1). Dans la chrétienne médiévale, le
profane ou le laïque était un simple moyen ou un pur instrument du spirituel et de l’ecclésial (pp. 182, 258) ; dans la nouvelle chrétienté, en revanche, le profane sera une fin intermédiaire et
l’Etat laïc sera un agent principal, quoique subordonné à Dieu parce qu’il ne s’agira pas d’une chrétienté neutre ou contraire à l’Eglise, mais théocentrique (pp.140, 184, 185). Ce sera une
politique « exercée par des chrétiens », ou « d’inspiration chrétienne » (p. 265), mais non confessionnelle, parce qu’il « n’y a rien de plus scandaleux que la croyance en
une politique intrinsèquement chrétienne par ses principes, son esprit, ses modalités » (pp. 265-269).
e) Pour Maritain, la liberté est « si sainte » que, même si elle est exercée pour l’erreur, elle doit être positivement valorisée (pp. 169, 178, 185). Le pluralisme dogmatique est une
valeur de na nouvelle chrétienté (pp. 171, 178, 211). On doit au socialisme les meilleures initiatives de justice sociale (p. 96). La démocratie personnaliste, libérale et inorganique, sera la
forme politique de la nouvelle chrétienté.
Les limites apportées au règne du Christ dans la “nouvelle chrétienté”
Je n’insisterai pas outre mesure sur les déficiences et les contradictions que l’on rencontre dans Humanisme intégral et dans la “nouvelle chrétienté” de Maritain. Je regarde comme une
déficience notable de prendre l’homme médiéval pour irréfléchi, pour quelqu’un qui ne pense qu’à Dieu, jusqu’à l’oubli de soi-même. Le saint Anselme de la Fides quarens intellectum était
médiéval, comme l’était aussi le saint Thomas du De homine. L’instrumentalisation supposée de l’Etat par l’Eglise ne cadre pas non plus avec les affrontements fréquents des deux pouvoirs
ni avec l’éventuel phénomène de césaro-papisme médiéval. La soi-disant distinction réelle entre l’individu et la personne dans l’homme concret est philosophiquement déficiente. Le personnalisme
évoqué et le libéralisme politique consécutif est profondément contradictoire si l’Etat ou la société est une intégration d’individus, et non de personnes. Enfin, la théorie de l’éthique
adéquatement prise est insuffisante et contradictoire, insuffisance philosophique qui prétend suppléer la théologie sans être théologie.
L’hypothèse, en définitive, d’une hypothétique “nouvelle chrétienté” est chrétiennement défaillante en ce qu’elle se réfère à un pluralisme dogmatique (sachant que la foi est univoque d’une unité
essentielle), à la valorisation positive de l’erreur et du mauvais usage de la liberté [alors que seule la vérité nous rend libres, selon le Christ (Jn 8,32)], au laïcisme politique (sans laisser
place au règne du Christ dans les lois, dans l’exercice de la justice et du gouvernement, comme l’enseigne Quas primas), ou à l’absolutisme de la démocratie volontariste et inorganique
(qui méconnaît les impératifs de l’éthique naturelle, laquelle n’est pas déterminée par un nombre de votants). Jean-Paul II, dans son discours si applaudi au Parlement européen, déjà évoqué, a
rejeté avec force le consensus social de l’humanisme agnostique : « En ayant supprimé toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, (il)
considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. L’éthique n’a alors
d’autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d’autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d’autrui » (n° 8).
Maritain, qui n’était pas agnostique, n’a pas voulu abandonner à tous vents son “humanisme intégral”. Il a forgé des formules teintées de confessionnalisme ou leur servant de substitut :
“imprégnation chrétienne”, “politique d’inspiration chrétienne”, “Etat laïque chrétiennement constitué”, “vitalement chrétien”. Il rejette mordicus la confessionnalité ou une “politique
intrinsèquement chrétienne”, mais il n’explique pas en quoi elle se différencierait de son “Etat laïque chrétiennement constitué”. Cela permet de supposer qu’il n’a pas saisi le sens authentique
de la confessionnalité. En tout cas, pourquoi n’avoir pas opté pour l’humanisme chrétien, tel que l’a exprimé Jean-Paul II, au lieu de s’attacher à un humanisme intégral, réductionniste et
désintégrateur ?
Victorino Rodriguez, o.p.