D'une discussion avec Carole sur les "costumes drama" britanniques, je me suis rendue compte que j'avais encore manqué à tous mes devoirs et omis de parler d'une série marquante de 2008 lorsque j'avais dressé mon rapide bilan de fin d'année. C'est que les séries de l'hiver dernier me paraissent toujours très lointaines quand j'y repense fin décembre ; d'où une mémoire qui me joue des tours. La superposition des années sériephile, civile et universitaire conduit toujours à un joyeux méli-mélo dans ma tête.
Pour me faire pardonner, je prends donc la plume pour en faire une review complète et vous parler donc d'une série que je ne pouvais pas occulter : City of vice. (Je n'ai pas su trancher s'il s'agissait d'une "mini-série" ou d'une "série d'une saison", je laisse cela à votre appréciation !)
Il y a quelques années, dans une matière optionnelle qui s'appelait souvent trompeusement "anglais juridique", j'avais eu à préparer un exposé de quelques pages sur Henry Fielding et ses fameux "Bow Street Runners", considérés comme la première force de police londonienne financée par le Parlement de Westminster. Aussi, le projet de Channel 4 de porter à l'écran le récit des premiers pas des Bow street runners dans le Londres violent et dégénéré du milieu du XVIIIe siècle avait éveillé mon intérêt. Et si je vous en parle avec entrain aujourd'hui, c'est que ma curiosité fut amplement récompensée.
Diffusée sur : Channel 4 (Angleterre)
Au cours de : Hiver 2008.
Durée : 5 épisodes (1 saison) de 45 minutes.
Ca parle de quoi ?
Dans la dangereuse Londres du XVIIIe siècle, la criminalité en pleine explosion conduit l'écrivain Henry Fielding à réfléchir à la création d'une force de police publique pour combattre l'insécurité grandissante des rues de la capitale britannique. Après un important lobbying auprès de Lord Newcastle, il obtient du Parlement de Westminster les fonds nécessaires pour rassembler quelques hommes qui vont former ceux que l'on appellera les Bow Street Runners. City of vice nous conte l'installation et la progressive affirmation de cette nouvelle force de police dans sa lutte contre la criminalité.
C'est avec qui ?
Ian McDiarmid (Charles II : The Power & The Passion), Iain Glen (The Diary of Anne Franck), Francis Magee (No Angels), Steve Speirs (No Heroics), Alice O'Connell, Sam Spruell (P.O.W.), Sean Francis (London Bridge).
Et alors, c'était comment ?
City of vice est une série très sombre, reflet des moeurs et de la violence de son temps, qui nous plonge sans artifice romancé, dans les entrailles du Londres du milieu du XVIIIe siècle, pour y suivre l'installation et les enquêtes des Bow Street Runners de Henry et John Fielding.
Il s'agit donc d'une série policière, mais dans laquelle l'époque vient immédiatement biaiser les valeurs défendues. Du meurtre sauvage d'une jeune prostituée atrocement mutilée, au vol plus complexe qu'il n'y paraît d'un riche notable, de l'exploitation sexuelle d'enfants à la mort d'un prêtre à la moralité douteuse, chaque crime nous plonge dans les coulisses d'un Londres de misère reconstitué avec soin. La série n'est pas une simple série procédurière et offre peu de redondance, comme elle explore différents aspects des bas-fonds londoniens. Il n'y a pas de happy end dans City of Vice et le téléspectateur conserve souvent, à la fin d'un épisode, un arrière-goût amer et des sentiments contradictoires à l'égard des différents protagonistes ; ainsi l'ensemble laisse rarement indifférent. Ces impressions témoignent de la volonté des scénaristes de retranscrire les moeurs de l'époque avec fidélité. Il ne s'agit pas de romancer l'ensemble de façon à ce que le téléspectateur moderne s'identifie aux personnages ou à la société mise en scène ; il ne s'agit pas de le mettre à l'aise en lui offrant des points de repère moraux intangibles. Au contraire, servis par une mise en scène très brute, les actes et raisonnements tenus de par et d'autre de cette fine frontière appelée "loi" ne s'embarrassent pas de politiquement correct. La série échappe en cela à tout manichéisme, pour basculer dans une ambiguïté rafraîchissante dans le cadre des fictions de ce genre.
Les personnages sont d'ailleurs construits à l'image de cette ambivalence. A ce titre, il est particulièrement intéressant de voir les deux frères évoluer en parallèle, complémentaires, soudés dans le partage d'un idéal fort et d'un ensemble de valeurs communes, mais aussi très différents dans leur façon d'appréhender les évènements. Henry Fielding est un écrivain, protestant, doté d'un esprit très vif et un brin aventurier, il n'hésite pas à tordre les convenances sociales, puisqu'il a même été jusqu'à épouser sa servante avec qui il eut un enfant. C'est un homme qui, s'il sait se montrer d'une détermination à toute épreuve, peut parfois aussi faire preuve d'une certaine souplesse et apporter plus de légèreté. Son demi-frère, John, catholique, qu'un remède pour sa vue rendit aveugle à l'âge de 19 ans, apparaît en revanche d'une intransigeance à toute épreuve. Il ne saurait compromettre les principes qui définissent leur mission et leur lutte contre les criminels. Moins susceptible de conciliation, il se montre souvent implacable, tempérant les impulsions de son frère. C'est en cela que ce duo fonctionne parfaitement à l'écran, chacun ayant besoin de l'autre pour se modérer et trouver le juste équilibre dans leurs réactions.
Au-delà du simple format de série policière qui nous propose une enquête différente à chaque épisode, la série s'interroge sur la mission de ces forces de l'ordre et esquisse une définition de la conception de la justice telle qu'on l'entendait au milieu du XVIIIe siècle, période transitoire s'il en est dans la façon d'appréhender la répression pénale. L'objectif des frères Fielding est avant tout de ramener, d'imposer l'ordre ; en d'autres termes, il s'agit de purger les bas-fonds de la cité pour sécuriser les vies et propriétés des "honnêtes gens". A travers l'exemple ainsi offert au téléspectateur, ce sont tant l'idéal de justice que les moyens pour mettre en oeuvre cet objectif qui soulèvent bien des questions. De plus, il est particulièrement intéressant de voir traiter la façon dont cette force policière est perçue. L'épisode 3 illustre cette problématique, s'interrogeant sur l'opportunité d'une organisation policière publique (le terme de "police" n'est jamais utilisé, renvoyant à l'idée honnie de "police politique"). Les constables corrompus, payés par les victimes, étaient rapidement devenus les complices, si ce n'est les organisateurs, des multiples vols commis dans la capitale anglaise. En échange d'une somme d'argent conséquente versée au constable du quartier, le riche particulier, dont les appartements avaient été vidés durant la nuit, voyait miraculeusement ré-apparaître tous ses meubles et tableaux. Une force de police financée par le Parlement vient logiquement perturber cet équilibre. Parmi toutes les problématiques esquissées au cours de la série, la question de l'opportunité de l'existence d'une police publique est logiquement récurrente. Nous sommes encore aux temps des esquisses du système, témoins privilégiés de ses balbutiements qui comportent des effets pervers entraînant tout sur leurs passages, coupables et victimes, dans une même déchéance. Le réflexe de se tourner vers cette force nouvellement créée n'est pas encore ancrée dans les habitudes ; chacun préfère, dans la mesure du possible, régler cela à sa manière, en privé. La dualité des rapports liant les habitants aux Bow street runners est particulièrement bien retranscrite, avec tous les enjeux que cette tentative comporte, notamment cet effort de construire leur légimité sur leur caractère irréprochable et incorruptible. C'est un des atouts de la série de ne pas tomber dans le piège qui aurait été de simplement délocaliser, dans le passé, des enquêtes policières.
Sur la forme, City of vice se révèle également très solide, contribuant parfaitement à l'immersion dans la violence de ce Londres miséreux. Fidèle à l'ambiance de la série, l'image reste toujours sombre (si bien que, parfois, un peu plus de couleurs n'aurait pas remis en cause cette tonalité). La réalisation est soignée, sans être théâtrale. Mais ce qui retient surtout l'attention et fait de la série une attraction fascinante pour qui s'intéresse à la ville de Londres, c'est l'effort de reconstitution de la cité du milieu XVIIIe siècle à partir d'une carte en 3D. Pour changer de lieux, le réalisateur promène sa caméra sur un plan du vieux Londres qui s'anime, dévoile ses impasses et découvre ses bâtiments en 3D, et par un nouveau fondu retrouver l'image réelle filmée. Ce travail, qui accentue l'impression d'être immergé dans cette cité, vaut vraiment le détour. D'autant que la voix de Henry Fielding se propose, en narrateur, de nous conduire à travers les tortueuses ruelles de la ville, nous renseignant sur les noms des quartiers, leur ambiance et ceux qui y vivent. Enfin, pour parachever cette immersion, la bande-son se compose de morceaux de musique classique très appropriés, utilisés sans excès, mais qui renforcent l'atmosphère historique.
L'ensemble est servi par un casting cinq étoiles, où les frères Fielding marquent tous deux l'écran. Certes, je vous avouerai que lorsque j'ai entendu, au cours de l'ouverture du premier épisode, la voix du chancelier Palpatine nous introduire dans les problèmes de criminalité de la capitale anglaise, cela m'a fait un peu bizarre ; mais c'est un premier réflexe de survivance Star Wars-ienne que j'ai vite dépassé. En effet, Ian McDiarmid (une fois que je me suis sortie de la tête qu'il s'agissait de l'Empereur) parvient pleinement à capter toutes les ambiguïtés de son personnage, naviguant avec subtilité entre sarcasme et ironie, versant dans la répartie facile. C'est un jeu toute en nuance, s'imposant pleinement à l'écran, qu'il nous propose, mettant parfaitement en valeur la complexité de Henry Fielding. En complément beaucoup plus rigide, mais offrant une performance toute aussi imposante, Iain Glen est également très convaincant. Le reste du casting, logiquement moins mis en avant, offre une assise solide au duo principal ; la série permettant même à certains de s'imposer dans certaines scènes particulières (comme Sean Francis, au cours de l'épisode 2, ou Peter McDonald en chef de gang irlandais appréciant les lettres, dans l'épisode 4).
Bilan : Très sombre, souvent glaçant, toujours intéressant et sans temps mort, City of vice parvient à captiver le téléspectateur en jouant pleinement sur un double aspect historique et policier, parfaitement servi par la densité et la richesse de l'univers londonien recréé. Le ton employé est rythmé, presque piquant, et ne tombe pas dans le théâtralisme excessif que l'on croise parfois dans les fictions de ce genre, tout en mettant bien en valeur l'effort de reproduction historique du XVIIIe siècle, dans les propos dans personnages comme dans les décors.
Loin de l'austérité que l'on aurait pu craindre au premier abord et agrémenté par une ambiance très sombre, relativement pessimiste sur la nature humaine, la série dépasse rapidement la simple reconstitution historique. Nous sommes bien dans une série policière noire, dénuée de tout manichéisme et sans pseudo "happy end" ; d'où un public visé sans doute plus large que les simples amateurs d'Histoire. City of vice aborde sans restriction la violence et les enjeux d'une époque, et essaie de retranscrire avec une certaine fidélité les moeurs de cette société urbaine du milieu du XVIIIe siècle (aussi contestables qu'elles puissent paraître à nos yeux modernes).
Cette série est une vraie bonne surprise, à découvrir sans hésitation.
Pour un aperçu vidéo, visionnez l'introduction de l'épisode contant la mise en place des Bow street runners :