Il paraît que du point de vue de la qualité du management, la France est à peu près au même niveau que le Vénézuela. C'est assez inquiétant pour le Vénézuela. Il est vrai qu'en France, les relations inter-individuelles au sein des organisations de travail ont la particularité d'être particulièrement détestables et contre-productives. Ce qui les caractérise le plus souvent, c'est l'écrasement de l'initiative individuelle par un mélange étonnant de bureaucratie tatillonne et d'arbitraire tyrannique. Pour un nombre considérable de personnes, la vie de bureau est synonyme d'humiliation, d'insatisfaction, de démotivation. Ce sentiment subjectif a récemment fait l'objet d'une objectivation et d'une analyse très suggestive par l'économiste Thomas Philippon dans un petit livre intitulé Le Capitalisme d'héritiers, et sous-titré « la crise du travail en France », publié dans la collection La République des idées, qu'anime Pierre Rosanvallon.
Publier un tel livre en ce moment n'est pas innocent. Il constitue en effet une prise de position par rapport au mantra de la réhabilitation de la « valeur travail », dont on nous assomme -et certains plus que d'autres - depuis le début de la campagne électorale. Face à la culpabilisation généralisée qui sous-entend que les Français sont des feignants, il était bon que quelqu'un remette les pendules à l'heure. La soi-disant ergophobie qu'aurait contractée les Français depuis la loi sur les 35 heures n'est corroborée par aucun indicateur tangible... Ce qui apparaît de manière beaucoup plus nette, c'est l'insatisfaction d'un nombre considérable de salariés à l'égard de l'organisation du travail, des relations avec leur direction, et finalement de la qualité du travail qu'ils font. En un mot, s'il y a déficit, ce n'est pas du côté de la valeur travail qu'il faut le chercher, mais bien plutôt du management, pris ainsi en flagrant délit d'incapacité à susciter la coopération plutôt que le conflit au sein de l'entreprise. Philippon n'a pas à remonter bien loin pour en connaître la cause. Un extraordinaire tableau comparatif, établissant l'origine des patrons des grandes entreprises françaises met en évidence la surreprésentation des héritiers au sens premier du terme d'une part, mais aussi de dirigeants émanant de la haute fonction publique d'autre part, c'est-à-dire d'héritiers aussi, mais dans un sens plus large, par rapport à ceux qui sont arrivés aux postes de décision par promotion interne. La proportion est exactement inverse en Allemagne et au Royaume-Uni. Finalement, on se retrouve avec un modèle managérial où le dirigeant, ignorant de l'histoire de la société qu'il dirige et de la réalité des métiers qui en font l'activité, développe une méfiance naturelle envers ses subordonnés et refuse catégoriquement de leur déléguer la moindre parcelle de responsabilité ou de capacité d'initiative. En un mot, il se comporte comme un proconsul et diffuse du haut vers le bas ce modèle managérial qu'il incarne par son comportement.
L'analyse de Thomas Philippon comporte d'autres analyses très intéressantes qui mettent en évidence la responsabilité de ce modèle managérial dans les difficultés que connaît le capitalisme français depuis les débuts de son histoire, le faible taux d'activité qui caractérise la société française par rapport à ses voisines et le manque de compétitivité de ses entreprises. Il fait cependant au cours de son exposé une remarque sur laquelle je voudrais m'arrêter un instant. Il constate en effet que le coût économique de cette situation, caractérisée par une absence de dialogue social et de coopération au sein de l'entreprise a eu tendance à croître au cours des dernière décennies. Pourquoi ? L'hypothèse qu'il propose est très stimulante : « En fait, on peut penser que la troisième révolution industrielle, avec l'importance accrue du capital humain qui la caractérise, a rendu la coopération au sein des entreprises plus cruciale que jamais. Aujourd'hui, la capacité d'adaptation et d'anticipation est devenue la clé du succès des organisations. Au delà des modes de court terme, ces changements d'organisation reflètent l'adaptation efficace des entreprises aux modifications de leur environnement. Il se trouve que le mode d'organisation ancien [ie le taylorisme caractérisé par un mode d'organisation rigide et la parcellisation des tâches], était relativement peu intensif en relations humaines, alors que le nouveau l'est beaucoup plus. [...] De ce fait, on peut dire que la qualité des relations sociales est devenue un paramètre relativement plus important que par le passé. Voilà sans doute ce qui explique pourquoi les coûts économiques de la mauvaise qualité du dialogue social sont devenus si lourds. » [1]
Cette analyse est très éclairante pour moi à deux niveaux reliés entre eux : tout d'abord, j'ai naïvement cru pendant longtemps à une irréductibilité foncière entre les univers de travail. En gros, je pensais que les problématiques propres aux entreprises privées, aux administrations publiques et au monde académique étaient radicalement étrangères. Or, ce que dit Philippon des grandes entreprises françaises résonne étrangement dans d'autres domaines. Le monde académique en particulier est en train d'évoluer à grande vitesse. C'est une banalité que de dire qu'il est en train d'entrer globalement dans un contexte de compétitivité dont les règles sont nouvelles pour lui. Pas plus que dans d'autres univers de travail, les institutions de recherche n'échappent à la nécessité de développer des capacités de flexibilité, d'adaptabilité et de réactivité par rapport aux évolutions de leur environnement. Cette évolution nécessite de repenser les relations de travail entre et au sein des équipes dans la conduite des travaux de recherche. En un mot, de redéfinir le management de la recherche. Or, cette redéfinition semble pas même difficile, mais tout simplement impossible ; non par résistance de l'ancien modèle par rapport à des réformes qui seraient explicitement proposées, mais plus directement parce que la notion même de management y est purement et simplement ignorée ! Dans ces conditions, l'organisation du travail dans ces institutions semble régie par une hybridation étrange entre une tradition administrative rigide héritée du Premier Empire, une égalité formelle entre égaux venue de l'utopie de la République des savants et un système de castes qui ne dit pas son nom. Le tout assaisonné ici et là d'aberrations diverses, telles que les comportements proconsulaires évoqués précédemment.
Ce n'est pas parce que la réorganisation n'est pas pensée ou explicitée qu'elle ne se met pas en place à d'autres niveaux. Ainsi, les équipes sont-elles confrontées quotidiennement à l'évolution de leur environnement de travail et tentent, tant bien que mal, de s'y adapter. Cette adaptation passe souvent par les outils techniques. C'est ainsi que l'évolution vers des formes d'organisation souples et flexibles nécessite souvent d'accroitre l'effort de communication et de coordination. D'où la véritable explosion de l'usage des groupwares, outils de communication (à commencer par le mail), outils collaboratifs (wikis, partage de documents) et de partage d'information (calendriers partagés, outils de veille, etc.). Contrairement à ce qu'on croit, ces outils ne sont pas des gadgets superfétatoires, mais des réponses aux besoins croissants des organisation de se reconfigurer et se coordonner en permanence... Le problème, est qu'ils entrent en permanence en conflit avec le modèle classique qui, lui, fonctionne encore sur une structuration rigide et verticale. Pourtant, et c'est là que les choses deviennent réellement intéressantes, le conflit n'éclate jamais au grand jour. Tout simplement parce que les principes de délégation, de coopération et de flexibilité de l'organisation au sein des collectifs de travail sont eux-mêmes l'objet d'un discours de modernisation de la part des directions. Autrement dit, et pour préciser les choses de manière plus concrète, les services qui mettent en oeuvre les technologies de l'information et de la communication au sein des institutions de recherche, peuvent se trouver dans des situations très complexes : d'un côté, ils répondent aux demandes des équipes de recherche qui doivent communiquer de manière rapide, réactive, décentralisée. De l'autre, les déploiement de ces outils de communication rencontre un discours des directions adhérant à la modernité proclamée du travail collaboratif et des outils qui l'accompagnent. En réalité, le consensus n'est qu'apparent et finit pas se briser sur la réalité d'un management rigide qui, lorsque les enjeux sont perçus comme importants, s'en tient aux réflexes autoritaires propres à susciter le conflit, basés sur la rétention de l'information, l'arbitraire des décisions et les rigidités de la hiérarchie.
Crédit photo : 45 Fremont, par Thomas Hawk en cc-by-nc sur Flickr
[1] p.82