Je suis frappé, à la lecture du rapport que vient de produire le Forum des Droits de l'Internet sur l'enquête publique qu'il a mené au cours des derniers mois, par le caractère à la fois massif et inapproprié de cette catégorie qu'il utilise pour définir son objet : les internautes. Il n'y a pas que le FDI d'ailleurs qui l'utilise. La Ministre de la Culture nouvelle nommée, Christine Albanel, interviewée sur France 2 déclare à propos des questions de droit d'auteur : « les internautes sont évidemment très nombreux, ils sont jeunes, ils sont des foules, il y a nos enfants évidemment à l'intérieur ». Les internautes, ils... Je ne peux m'empêcher de ressentir un certain malaise en écoutant ce genre de déclaration. On a l'impression d'entendre parler d'une 5ème colonne, d'une sorte d'ennemi de l'intérieur, d'une secte étrange qu'il convient de circonscrire avec prudence. Encore peut-on voir un progrès dans la reconnaissance qu'« il y a nos enfants évidemment à l'intérieur », héritage direct du débat sur la DADVSI où l'opposition entre le prédécesseur de Christine Albanel et la plupart des députés se construisait pour l'essentiel sur cette prise de conscience. Les députés n'avaient certainement pas envie de voir leurs fistons finir à Fleury-Mérogis pour avoir craqué un DVD. Il n'empêche, ce « ils sont des foules » vaut son pesant d'or et mériterait, pour l'imaginaire politique auquel il renvoie, d'être soumis à la perspicacité d'un Jean Véronis.
Un petit coup d'oeil au delà de nos frontières n'est pas inintéressant. Lorsque le Pew Internet and American Life Project rend compte de ses enquêtes, il n'utilise pas, à ma connaissance, un substantivé de cette nature. Pourtant on sait à quel point l'anglo-américain dans son inventivité, est capable de produire des catégories désignant des minorités de toutes sortes. S'il ne le fait pas en cette occasion, c'est peut-être parce qu'il a conscience que les internautes, cela n'existe pas ; les internautes en l'occurrence, ce sont les américains. Pourtant, c'est bien dans ce pays qu'on trouve aussi l'expression la plus aboutie de cette séparation entre le peuple des internautes et le reste de la population. Datant de 1996, la Déclaration d'Indépendance du Cyberespace tente de reproduire le mécanisme de constitution d'une nation (dont le modèle est ici les Etats-Unis d'Amérique) par séparation et opposition d'avec une autre. Je peux me tromper mais j'ai plutôt l'impression que cette déclaration a plutôt fonctionné aux Etats-Unis comme une menace de sécession, comme un raisonnement par l'absurde donc, que comme un véritable appel à la sécession. La meilleure preuve en est que son auteur s'est ensuite retrouvé co-fondateur d'une association travaillant à l'intérieur du système juridique et politique national pour défendre les droits civiques de tous les américains en matière de nouvelles technologies.
En France au contraire, on a construit cette catégorie stigmatisante, les internautes, qui est d'ailleurs reprise par certains comme un étendard, selon le processus classique de retournement du stigmate. Je pense en particulier à l'association des audionautes, fondée par Aziz Ridouan. Dans la plupart des cas, comme Christine Albanel, lorsqu'on dit les internautes, on pense les jeunes, voire les adolescents. Et le stigmate semble n'être ici qu'une déclinaison particulière de la manière dont on construit une représentation très particulière de cette catégorie de la population. Les jeunes, ce peuple étrange, incompréhensible, un peu idiot et surtout très dangereux qu'il faut absolument contrôler en mobilisant un appareil policier tout à fait démesuré. Je suis frappé du silence assourdissant qui accompagne les arrestations en masse dont les jeunes sont victimes à l'occasion de manifestations, comme lors des élections présidentielles. Outrage et rébellion, les deux piliers sur lesquels on construit une véritable politique de persécution de toute une classe d'âge, politique dont les conséquences commencent à peine à être repérées, à l'occasion de la publication de récents rapports.
Bien entendu, il ne servirait à rien de nier qu'à l'adolescence, il y a un phénomène de construction identitaire qui passe par la constitution d'un entre-soi fondé sur l'âge. Dans une récente tribune publiée dans le New York Times, une mère de famille branchée raconte avec beaucoup d'humour et de pertinence comment elle tente d'entrer en contact avec sa fille et de ses amis par l'intermédiaire de Facebook, ce qui n'est pas, on l'imagine, sans créer quelque perturbation. Mais on est bien là dans la gestion de relations intra-familiales et non dans un mécanisme de construction d'identités politiques telles qu'elles peuvent être mobilisées à l'occasion des débats sur tel projet de loi, des déclarations de telle ministre, ou autre circonstance de même nature. Il faut bien le dire, la manière dont on a construit ces catégories de « les internautes », ou « les jeunes », voire « la racaille », témoigne d'un envahissement de l'espace public de débat par des représentations de vieux, ou plus exactement de petits vieux.
En regardant la composition sociologique de l'électorat de Nicolas Sarkozy au lendemain du second tour de l'élection présidentielle, j'ai été pris d'une sorte de rage subite en voyant combien le poids électoral des plus de 65 ans avait représenté un élément déterminant dans l'élection du candidat de l'UMP. Il y avait quelque ironie par exemple à voir que les partisans du travailler plus étaient pour l'essentiel des retraités qui décidaient de remettre la France, mais pas eux donc, au travail. Dans mon élan, je m'apprêtais à écrire un billet intitulé « Le péril vieux » où je pointais le caractère problématique d'un vote aussi homogène sur une classe d'âge qui a plutôt tendance à regarder dans le rétroviseur que vers l'avenir. En ce sens, la France d'après a de fortes chances de ressembler, à bien des égards, à la France d'avant. Mais je n'ai finalement pas écrit ce billet. D'abord, parce qu'honnêtement, il n'y a pas que les vieux à avoir voté en ce sens - les 25-34 ans aussi, à 57%, mais aussi et surtout parce que ce genre de raisonnement qui construit de toute pièce une catégorie pour la désigner de l'extérieur comme j'aurais pu le faire, est politiquement douteux.
S'il est politiquement douteux dans un sens, il doit l'être aussi dans l'autre. A l'issue de mon raisonnement tortueux et quelque peu digressif, je dois bien l'avouer, deux choses apparaissent donc, derrière cette catégorie des « internautes » et l'usage qui en est fait dans l'arène politique. D'abord, il s'agit d'une déclinaison particulière de la peur généralisée de la jeunesse que l'on voit se manifester dans d'autres domaines : ils sont jeunes, ils sont des foules.... Et il y a là quelque chose qui est à la fois détestable et dangereux pour l'avenir. Mais par ailleurs, toute cette catégorisation est fausse, parce qu'elle occulte complètement le fait que les internautes, c'est tout simplement...nous ! Dire « les internautes, ils », c'est oublier que l'usage de l'Internet s'est fortement démocratisé en France au cours des dernières années. Il n'est qu'à consulter les derniers chiffres publiés par le portail gouvernemental de la société de l'information pour se rendre compte du caractère massif, généralisé de la pratique de l'Internet. La conclusion vient d'elle-même, je crois : tant que l'on continuera à faire comme s'il s'agissait de contrôler une population dangereuse, une sorte de société parallèle dans la société, tant qu'on continuera à dire « les internautes, ils », et non, « nous, qui vivons avec Internet », le débat politique sur cette question restera bloqué et aucun mécanisme de construction d'une gouvernance légitime de l'Internet ne pourra être enclenché.
Crédit photo : "Chaired aloft a sea of dancers" (c) chrisjohnbeckett sur Flickr en CC by-sa 2.0