Quand j’ai claqué la portière de sa voiture, le tableau de bord affichait 3h33 du matin. Pourtant il y avait autant de monde sur la place éclairée qu’un samedi après-midi dans une rue commerçante. Des silhouettes à la démarche évasive, bière dans les mains et fumée dans la gorge, erraient à travers la ville. Parmi elles, debout et gesticulant, un homme criait des insultes à une jeune femme assise sur le trottoir, les genoux ramenés sous son menton. Elle était très belle et elle pleurait. Plus tard, mon amoureux me dira “tu l’as trouvé belle parce qu’elle pleurait”. Il aura tort : les larmes n’embellissent que les jolies filles. Les siennes coulaient sur ses lèvres tremblantes. D’ici je pouvais sentir la crispation de ses traits, la chaleur de ses paupières, et le sel sur sa langue. L’homme lui lançait des phrases cruelles, de celles qui font chanceler puis restent gravées dans la mémoire. Tous deux étaient apprêtés et parfumés ; je devinais la soirée en amoureux qui s’était mal terminée.
J’ai eu envie de m’approcher de la jeune femme, de lui tendre un mouchoir avant de lui proposer : laisse-le, viens, je t’offre un verre… Votre nuit ensemble est foutue de toute façon. Même si l’un de vous s’excusait maintenant, sincèrement ou non, le pardon serait mensonger, uniquement dicté par la fatigue ou par la lassitude. Quand les mots sont aussi durs, ils ne s’oublient pas instantanément. Que vous soyez côtes à côte, face à face, ou l’un contre l’autre, ils resteront en suspension entre vous deux. Il vaut mieux se séparer provisoirement, s’éloigner d’eux jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent dans la lumière d’un autre jour…
Je l’aurais amenée dans un bar. Il aurait sans doute fallu marcher un petit moment – mais la marche peut desserrer les nœuds de nerfs – pour en trouver un qui ne soit ni rempli ni bruyant, avec une lumière juste assez tamisée pour rendre les yeux brillants tout en laissant des zones d’ombre sur la peau, et une musique discrète pour adoucir les silences gênés comme les voix cassées par les sanglots. Nous aurions commandé une boisson alcoolisée pétillante et sucrée, adaptée aux gorges serrées. Puis j’aurais essayé de la réconforter. Peut-être est-ce plus simple de consoler une inconnue qu’une amie proche : il y a tant de questions à poser, de voiles à soulever… Elle m’aurait d’abord répondu sans faire attention, par politesse, mais sait-on jamais… Progressivement, j’aurais éventuellement réussi à l’amener loin de lui, de cette rue, de cet instant. En tout cas, j’avais envie d’essayer… mais je ne l’ai pas fait. J’ai évité de la regarder parce que je connais la honte provoquée par les pleurs en public. Je lui ai envoyé des encouragements télépathiques inutiles, et j’ai continué mon chemin sans oublier son visage.
Il y a plusieurs mois, mon amoureux avait l’air triste en me demandant “pourquoi tu fais toujours ça ?” A chaque fois que nous nous disputons, j’enfile mon manteau, glisse mon paquet de clopes mentholées dans une poche, mon baladeur dans l’autre, prends la clé et sors. Je ne vais pas loin, je longe les murs de mon immeuble : gravir les marches, tourner à gauche à trois reprises jusqu’à revenir à mon point de départ. Au cours de cette boucle, il m’arrive de m’arrêter un instant au dessus de la ville parce qu’elle s’étend sous le ciel, infinie, floue, reposante. Assez rapidement, je m’interroge : qu’est-ce que je fous là au fait ? Alors je pousse la porte grinçante. Je remonte les deux étages très lentement. Souvent, je m’assois devant l’entrée de mon appartement, le temps d’une énième dernière cigarette, avant de le retrouver. “Pourquoi tu fais toujours ça ?” “Je ne sais pas, ce n’est pas prémédité, c’est un réflexe.” Je pourrais lui répondre ce qu’il devrait savoir : je résous les problèmes par la fuite. Cependant, en repensant à sa question, à dix mètres de cette inconnue en larmes, je me disais : oui, voilà, j’attends probablement une rencontre, un verre à boire avec quelqu’un dans un autre lieu, une brève évasion qu’il m’est impossible de réaliser seule… Mais personne ne s’arrêtera jamais, ni pour elle ni pour moi.