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".../... Il regarde dehors. La lumière a changé. un voile bleuté a gagné les lointains. Par la fenêtre, un bruit arrive, dont il ne saurait dire si c'est celui d'un bourdon ou d'un moteur au loin. C'est un moteur. De mobylette. Il sourit: "Comme du papier musique." La mobylette de Bert, le nuiteux, fait un bruit très particulier, reconnaissable entre mille. A présent, il n'y a plus qu'à attendre deux minutes trente. il imagine la mob qui fait le tour du bâtiment par derrière, Bert qui met l'antivol et prend sa gamelle dans la sacoche. A présent, il monte les marches et s'approche du bureau...-" Comme du papier musique! " Bert fait son entrée. La phrase est aussi rituelle que les gestes. Poignée de mains, allumer la lampe du bureau, éteindre le néon. Dans l'ordre. Puis il s'asseoit, retire ses souliers et enfile des pantoufles. Bert, c'est lui qui dit si c'est la nuit ou le jour. Là, c'est la nuit qui commence. Quand il a chaussé ses pantoufles, on sent que la bascule est faite. Du coup, en se levant du fauteuil qui n'est plus le sien depuis une minute, l'infirmier est surpris, presque gêné du bruit que font ses souliers sur le carrelage. "R.A.S. ?" -R.A.S. " Les transmissions sont terminées. L'infirmier va pouvoir partir. Il devrait même être déjà parti mais chaque fois, il traîne encore un peu, faisant semblant de ranger un truc ou deux. Il s'étire. Bert dit qu'aujourd'hui il est tombé du feu. L'infirmier acquiesce. Oui, il a fait chaud. Il défait un à un les boutons de sa blouse et tourne encore un peu dans le bureau. Le nuiteux jette un oeil sur le tableau des effectifs, un regard sur les étiquettes des patients. Il ne lit pas vraiment, il attend. Sans impatience, mais il attend. Il sort de sa poche la blague à tabac et le cahier de feuilles. La nuit, on a le temps de rouler. Petit à petit, il prend possession de son domaine. Il installe près de lui la grosse lampe Mazda pour les rondes. Sur la potence à perfusion, il accroche sa blouse, au cas où...Sur le seuil du bureau, l'infirmier se retourne. C'est étrange. Ce bureau, il le connaît par coeur. Il y travaill depuis des années. Pourtant, chaque soir c'est la même sensation. On dirait qu'un autre monde est en train de naître, avec ses valeurs, ses rituels, son rythme. La salle de séjour s'est vidée et la télé s'est allumée sur un désert de fauteuils. Eteindre le poste, c'est l'étape suivante pour le nuiteux. Et puis la première ronde, juste pour voir comment ça se passe. Pour renifler aussi l'ambiance, s'en imprégner. Au passage, Bert ouvre la porte de l'office pour déposer sa gamelle dans le frigo. Il a le coup pour ouvrir les portes sans faire de bruit avec les clés. De jour, c'est pas pareil. On n'y pense pas, au bruit des clés. C'est même un peu lui qui rythme la journée. L'infirmier, toujours dans la porte du bureau, se dit qu'un jour, il faudra qu'il compte combien de fois on sort les clés de la poche en une journée. Il pense à ses tomates qui l'attendent mais il reste encore un instant. Pour rien, pour voir. Le nuiteux revient de sa première ronde. "Comme du papier musique." Pour lui, la vie, c'est la nuit. C'est drôle de penser qu'au moment où les autres s'affairent, il dort. L'infirmier se demande si Bert à un jardin. Il ne sait même pas s'il a une femme, des enfants. Les nuiteux sont d'un autre monde. L'autre jour, à la télé, il a vu un reportage sur des gens qui partaient en vacances et laissaient leur maison à une famille d'Américains. C'est un peu ce qu'il ressent en ce moment. A voir le nuiteux s'installer, il a la sensation q'un étranger s'installe chez lui...ou qu'il habitait jusqu'à présent chez un autre. Voilà Zean-Luc qui revient à la charge, en chemise et le cul à l'air, il avance vers le nuiteux pour lui expliquer le coup du poisson, que trois fois et...l'infirmier va pour intervenir mais Bert le devance. Il explique au casse-pieds que c'est bon le poisson, que ça rend intelligent. Ah oui, c'est vrai, c'est lui le patron, à présent; c'est à lui de répondre. Du reste, l'autre ne s'y est pas trompé. Il a vu les pantoufles, la lampe de bureau allumée et il s'est adressé naturellement à Bert. Décidément, l'infirmier a du mal à s'y faire, à la nuit. A présent, le nuiteux a sorti du placard une mallette de bois. Sur le rebord du bureau, il fixe un minuscule étau et il dispose autour de lui tout un tas de plumes, de bobines de fil. On dirait qu'il se prépare pour un rituel magique de sorcellerie, il explique, mais plus pour lui-même que pour l'infirmier, que pour la truite, les mouches on en a jamais assez. Les lunettes au bout du nez, il regarde avec gourmandise le déballage hétéroclite qui a envahi le bureau. Mais il ne va pas commencer tout de suite. Pas devant l'infirmier. "Bon, je te laisse. Mes tomates m'attendent; ça va aller ? - Comme du papier musique! -A d'main." A présent, il est obligé de partir. D'ailleurs, l'autre ne le regarde plus. il farfouille dans sa blague à tabac, une feuille de papier collée au coin des lèvres. Le couloir, où les pas résonnent, l'escalier, la porte d'entrée. Les clés, une dernière fois. Puis le perron. L'infirmier regarde le ciel de juin qui s'est assombri. il voit les premières étoiles. Merde, trop tard pour les tomates. il ira demain matin, au lever du jour. A présent c'est la nuit, et la nuit, c'est fait pour dormir. Enfin, pour dormir... ou pour veiller." -richard kowalyszin- éducateur spécialisé-V.S.T. -revue du champ social et de la santé mentale- n°82 -le travail de la nuit-