"Au début, on ne se rend pa vraiment compte. il fait encore grand jour car on est fin juin. Les tables sont débarassées après le repas du soir, dans le brouhaha habituel et le tintement de la vaisselle sur les chariots qu'on roule. Dans le salon, la plupart des patients sont déjà installés devant la télé. Les autres sont sortis prendre le frais sur la terrasse encore brûlante du soleil de l'après-midi. Mais bon, il y a un souffle e vent qui fait croire; Dans l'infirmerie, on range les timbales des médicaments; avec les gestes un peu gourds des journées chaudes qui se terminent. C'est comme si, imperceptiblement, le temps ralentissait. L'odeur de la soupe arrive jusque là et l'infirmier se dit que ça va être bientôt à lui de se mettre à table. Tout est comme d'habitude, quoi,. Oh, il y a bien jean-luc, (lui, il dit zean-luc) qui râle parce que ça fait trois fois qu'on mange du poisson cette semaine, mais ça aussi, on en a l'habitude. Et puis, c'est le premier signe, le premier signal, presque. Zean-luc, toujours lui, demande qu'on éteigne le néon (lui, il dit le léon) pour allumer l'autre lampe, celle qui est sur le bureau. Le néon, c'est la lumière pour le jour. C'est l'équipe du matin qui l'allume en arrivant, quel que soit lr temps. Un rituel. Et le nuiteux l'éteint. C'est ainsi depuis toujours. Alors, il tient bon. il lui explique à zean-luc, qu'il faut attendre encore un peu, que le nuiteux arrive. Chacun son boulot, quoi.Imperceptiblement aussi, les bruits changent. Comme un léger assourdissement, très ténu. Un non -initié n'y prendrait pas garde. C'est noyé dans la noise coutumière du service. Bien sûr, le médecin est parti depuis longtemps, et le psychologue. Les bureaux se sont fermés un à un. On se dit qu'il y a déjà un bon moment que le téléphone n'a pas sonné. Le secrétariat est clos. C'est pour ça. Les voitures de service sont toutes rangées sur le parking et ça aussi, c'est un signe. L'infirmier quitte le bureau et se dirige vers le coin de la salle à manger où un bol de soupe l'attend. Sur la table, il y a aussi une carafe d'eau fraîche. il regarde sans vraiment voir, les gouttes qui condensent sur le ventre de la carafe. Il se dit qu'il n'a pas bu de l'après-midi. Et puis il voit le poisson. Deux carrés de sciure jaune qui sentent le graillon près d'un amas gluant et blanc, "gratin de chou-fleur" pense- t'il. Et il se dit que l'autre grande gueule a raison: ça fait trois fois cette semaine qu'on a du poisson. Après le repas, il y a encore deux ou trois bricoles à faire mais ça y est, la journée se tire. il pense qu'en rentrant chez lui, il faudra qu'il arrose ses tomates et il se dit que dans quinze jours-trois semaines, il pourra manger les premières, cueillies sur le pied. Il ne regarde pas sa montre ni la pendule. Pas besoin. C'est le nuiteux qui dit le moment de partir et c'est bien ainsi. Revoilà le casse-pieds. il demande à l'infirmier s'il a aimé le poisson carré, si on allume le néon, s'il peut faire un dessin, si... non il n'a pas aimé le poisson, ni le reste, mais c'est sans importance. Il goûte juste ce drôle de moment. Ce n'est pas de manger qui est important, c'est le moment. Autrefois, ils étaient plusieurs, le soir à table. Jusqu'à quatre dans les grands jours, avant la crise. Mais ça ne change rien. Autant le repas du midi est bruyant et agité, autant celui du soir est calme et silencieux.. Pas vraiment du recueillement; juste un ralentssement des choses. Un changement de tempo il retourne au bureau, expédie les dernières corvées et récupère son livre: introduction à la psychanalyse de Freud. c'est drôle, il y reveint tout le temps à ce livre. Poutant, il l'a lu tellement de fois que la coverture part en miettes. A quoi bon s'intéresser à ces choses aujourd'hui. Même dans un service de psychiatrie, ça n'intéresse plus grand monde la psychanalyse. Trop compliqué, ça oblige à penser.../..." -A SUIVRE- (richard kowalyszin- texte publié dans VST n°82- "le travail de la nuit-