Episode 5 : Où le Chevalier Masqué fait une apparition aussi remarquable que remarquée.
Le gros Logarithme n'avait plus qu'à faire retraite dans son château et essayer de maigrir un peu, dessein qu'il s'empressa ( !!) de mettre à exécution. Le désespoir l'envahit de nouveau et il se mit à pleurer. « Non seulement je suis seul et prisonnier mais me voilà à présent défiguré ! O mes crèmes et mes onguents, aurez-vous le pouvoir de me rendre ma plastique originelle ? » Et en sanglotant, il entra dans son splendide château.
La Belle Monogramme était furieuse, mais vraiment furieuse, totalement et complètement furieuse. Elle était même tellement furieuse qu'elle en oubliait de se comporter en Princesse de conte de fée et saccageait à grands coups de poing et de pied les taillis environnants. Pendant ce temps, Logarithme essayait désespérément de sortir de la baignoire où son inconséquence l'avait précipité. En effet, à peine arrivé dans son splendide château, il avait eu la très mauvaise idée de monter sur son pèse-personne qui, incontinent, avait explosé, projetant par la même occasion le malheureux dans sa baignoire. Et tandis qu'il tentait de s'extirper de son piège en porcelaine, entouré d'un flot de graisse en perpétuel mouvement, la Belle Monogramme laissait libre cours à sa colère en se livrant sur la nature à des exactions tout bonnement inadmissibles de la part d'une Princesse de conte de fée.
Tout à coup, alors que la Belle Monogramme en était à ronger de dépit l'écorce d'un arbre, un bruit d'enfer s'éleva sur la rive. Une voix dont on n'arrivait pas à situer la tonalité se fit entendre et Monogramme, toute cuirassée qu'elle fût, en frissonna. « Ecoute-moi, pauvre monde, insupportable monde, c'est trop, tu es tombé trop bas... » tonitruait la voix, aussi fausse qu'un jeton faux. Et sur son coursier gris décoré de peluches, un autre héros apparut. Il tenait les rênes d'une main et de l'autre, il cravachait les flancs de sa monture. « Je suis là, me voilà, Belle Monogramme, je viens à toi ! » cria-t-il, abandonnant son chant. Le visage du héros était couvert d'un masque de satin noir et sur sa cape était écrite une phrase que Monogramme n'arrivait pas à déchiffrer, à cause des mouvements désordonnés de cet excité. « Arrête-toi, ô Censisse ! » ordonna-t-il à sa monture qui stoppa net. Le Chevalier Masqué ne s'attendait pas à un arrêt aussi brutal. Il perdit le contrôle de la situation, vola par-dessus l'encolure du fier destrier gris, valdingua un moment dans les airs puis alla s'écraser dans un buisson, non loin de la Belle Monogramme qui poussa un cri strident. « Que se passe-t-il ? gémit-elle en en levant les mains devant son visage. Que m'arrive-t-il ? Quel aérolithe a manqué me choir ainsi sur la gueule ? »
Du buisson s'élevaient des jurons, des injures et un charivari du diable indiquant que le Chevalier Masqué essayait de s'extirper des ronces où sa stupidité l'avait projeté. « Qu'il a donc un vocabulaire malsonnant, se dit la Belle Monogramme, choquée. J'espère au moins qu'il va servir à quelque chose. Quoique... Vu les ahuris que je rencontre depuis qu'on m'a balancée dans ce conte pour aliénés mentaux !... » Le Chevalier Masqué apparut enfin, la cape lacérée, couvert d'égratignures et le masque de travers. Il boitait profondément. « Je me suis fait mal au genou, pleurnicha-t-il. Vous n'auriez pas de l'éosine, par hasard ? Vous comprenez, je suis hypocondriaque et j'ai peur d'attraper le tétanos. Vous êtes sûre de ne pas avoir de vaccin sur vous ? » La Belle Monogramme leva les yeux au ciel. « Encore un sonné ! Mais qu'est-ce que j'ai à les attirer, moi ? » Puis elle se souvint qu'elle était une Princesse de conte de fée et fit, comme on dit, contre mauvaise fortune bon cœur. « Ecoutez, Chevalier masqué, dit-elle, si vous arrivez à traverser, j'imagine que l'autre enflure doit avoir ça dans sa salle de bain. » « Quelle enflure ? » demanda le Chevalier Masqué en s'époussetant et en remettant sa cape à l'endroit. La Belle Monogramme put enfin lire l'inscription : Je suis M le Maudit. « Allons bon, pensa-t-elle, encore un M ! M'aurait-on pris un abonnement à cette lettre de l'alphabet ? Je parle de Logarithme l'Enorme, répondit-elle à voix haute. Celui qui habite le domaine prétendument enchanté que tu vois de l'autre côté de la rivière de sang impur. » « Pourquoi l'Enorme ? » interrogea le Chevalier. « Parce qu'il l'est, tiens ! répliqua Monogramme, perdant patience. Tu as fini de poser des questions stupides ? » Le Chevalier Masqué hocha la tête. « Je ne comprends pas, dit-il. Je suis censé aider une Princesse de conte de fée à délivrer un beau Prince. C'est bien vous, la Princesse ? » « Ca ne se voit pas, non, espèce d'abruti ?! » éclata Monogramme. « En tout cas, cela ne s'entend pas, rétorqua Le Chevalier Masqué de son ton le plus altier. Vous avez un vocabulaire de poissarde, ma chère. Et un caractère de coch... heu, de chien. »
La Belle Monogramme se demanda un instant si elle allait gifler ou non ce Chevalier qui l'énervait prodigieusement. Mais elle se dit que, finalement, ce geste ne correspondrait pas du tout à son statut de Princesse de conte de fée ; oncques Princesse en effet n'avait dans les contes qu'elle avait lus flanqué de baffes à ses divers adjuvants. Aussi se contenta-t-elle de questionner le Chevalier Masqué sur ses intentions. La réponse fut catégorique : « Je n'ai aucune intention précise, Princesse, lui fut-il affirmé. Je dois me mettre à votre service, c'est tout. Ca me gonfle un peu, je l'avoue, mais je n'y peux rien, c'est mon rôle. » « A mon service, répéta Monogramme, soudain pensive. Ca veut dire que je peux te donner des ordres ? » Le Chevalier Masqué soupira. « En effet. Et je crains le pire. » « Tu sais quoi ? dit Monogramme après un instant de réflexion. Tu vas me débarrasser de ta présence. Tu m'es inutile, tu m'agaces, et je sens que nos karmas ne sont pas faits pour s'entendre. » « Alors là, voilà un ordre auquel j'obéis avec la plus grande promptitude, dit le Chevalier Masqué en s'inclinant. Je vais garer Censisse dans un endroit où il pourra se reposer tranquillement et je reviendrai ensuite. D'accord ? » « Entièrement d'accord, répondit Monogramme. Et surtout, prends ton temps. »
Restée seule, la Belle Monogramme reprit la tâche que l'arrivée bruyante du Masqué avait interrompue, à savoir la dégustation rageuse et rongeuse de l'écorce d'un arbre. Elle avait déjà réussi à diminuer de moitié ses dents de sagesse lorsque la voix de Marsupilania la ramena à la raison. (1) Comme l'y invitait la première M des trois M, elle se brancha sur son programme et apprit avec une grande satisfaction que Gudule était vaincue et qu'il ne restait plus à nos héroïnes qu'à l'envoyer le plus loin possible. Ce fut le moment que choisit Bibendum 1er pour réapparaître sur le perron de son splendide château, tanguant sur ses poteaux et essayant de garder un équilibre pour le moins précaire. « Cette grosse boule de graisse va rouler sur ses escaliers et ce n'est pas moi qui irai le relever », songea peu charitablement Monogramme dont les yeux jaillissaient encore des orbites au souvenir de ce que cette saucisse vicieuse avait osé lui dire. De fait, le pauvre Logarithme, qui ne voyait pas où il mettait les pieds, s'approchait dangereusement du vide. A l'invitation de Marsupilania, les trois M venaient d'entonner la formule magique ; il y eut un éclair éblouissant et Monogramme se retrouva collée le dos contre son arbre, abominablement décoiffée. Lorsqu'elle put enfin avoir une vision claire des choses, elle s'aperçut qu'Uno avait brisé ses liens et s'était tiré, que la rivière s'était tarie et qu'elle pouvait traverser sans danger. Mais surtout... surtout...
(De quoi la Belle Monogramme s'est-elle aperçue ? Qu'a-t-elle donc vu ? Que va-t-il se passer ? Et qui est le Chevalier Masqué ? A quoi va-t-il bien pouvoir servir puisque, apparemment, tout va redevenir normal ?... Votre auteur favori va concocter quelques réponses à ces angoissantes questions...)
(1) Voir le conte précédent Marsupilania la Vaillante.