Les lecteurs qui me font l’honneur de fréquenter ce blog depuis déjà quelque temps se souviennent peut-être de ma recension du texte initialement publié par Ximénes en 1957, « Essai sur la guerre révolutionnaire ». Derrière ce pseudonyme, inspiré par le personnage créé par Malraux dans son roman « L’espoir »[1], se trouvaient les généraux Maurice Prestat et Saint Macary.
Le Général Prestat, après avoir lu mon compte-rendu, me fait l’honneur de m’adresser ce message qu’il m’autorise à publier ici :
"À propos de l'"Essai sur la Guerre révolutionnaire".
Il y a cinquante ans, nous avions écrit cet article, en essayant de rendre compte d'une réalité trop souvent perçue, jusque-là, comme une lutte essentiellement militaire. La quête du renseignement sur les unités adverses, leur recherche en vue du combat, l'occupation du TERRAIN, l'implantation de postes, la réimplantation de l'administration, telles étaient les activités essentielles du Corps expéditionnaire en Indochine. Bien sûr, quelques-uns s'étaient aperçus de l'efficacité des guérillas, de l'importance du rôle de "rideau de bambous" tenu par celles-ci et par les milices.
L'essentiel n'était pas là, l'avenir l'a prouvé. Il était de desserrer le carcan, psychologique et physique, patiemment resserré autour d'une population progressivement soumise à la LIGNE révolutionnaire.
Je vous remercie d'avoir bien su présenter et expliquer ce qui n'avait trouvé qu'une audience réduite en 1957.
Ximénes"
Le plaisir de recevoir un tel encouragement dépasse une évidente, ne soyons pas faussement modeste, autosatisfaction : bien davantage que d’autres traités plus connus aujourd’hui, le texte de Ximénes a marqué votre serviteur. Tout d’abord intellectuellement, bien sûr, mais aussi plus personnellement lorsque j’ai pu examiner la situation colombienne de suffisamment près pour en percevoir les évolutions récentes et constater la véracité des schémas décrits en 1957.
Du reste, si le premier article publié par l’auteur de ce blog sur le sujet, « Contre-insurrection en Colombie : état des lieux », portait en exergue une citation de Ximénes, c’était bien pour témoigner de l’importance qu’avait eue pour moi cet enseignement.
La publication de son message me semble une bonne occasion de (re)découvrir son œuvre à travers l’analyse que j’en avais faite que je reproduis donc ci-dessous, très légèrement modifiée.
Mais avant tout, je tiens à remercier le général Prestat pour la confiance qu’il m’accorde. C’est avec tristesse que j’ai appris par son intermédiaire le décès, il y a deux ans, du général Saint Macary, coauteur de ce texte.
Mais replongeons-nous dans leur essai…
LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE SELON XIMENES (1957)
« Le travail politique, c’est l’âme de l’armée. La lutte armée viendra ensuite ».
Vo Nguyen Giap.
« La guerre révolutionnaire, conflit « global », porte la lutte au cœur des sociétés comme des consciences ».
Ximénes.
Un peu moins connu que Galula ou Trinquier, Ximénes est le pseudonyme de deux généraux français, Maurice Prestat et Saint-Macary, qui ont réfléchi et écrit sur la guerre révolutionnaire (ou subversive, moderne, asymétrique, selon les époques, les auteurs et les formes qu’elle prend) dans la seconde moitié des années 50, après la défaite en Indochine et en pleine guerre d’Algérie. Ximénes, par ces analyses pénétrantes, mérite toute sa place au côté des penseurs-praticiens français des guerres irrégulières de ce temps tels que Nemo, Hogard ou Fossey-François, tous aujourd’hui plus ou moins éclipsés par les célébrités, mérités, de Trinquier et Galula, actuellement très étudiés outre-Atlantique.
La Revue Militaire d’Information, à l’époque principal organe de diffusion des idées nouvelles (publication qui disparaîtra en 1964, à l’instar, si l’on ose dire, des réflexions sur les menaces asymétriques), publie un numéro spécial, en février-mars 1957, consacré à « La guerre révolutionnaire » dans lequel Ximénes expose les « fondamentaux » de ce type de conflit. Bien des années plus tard, Gérard Chaliand en publiera des extraits dans son ouvrage « Stratégies de la guérilla », sous le titre « Essai sur la guerre révolutionnaire ». Ce sont quelques-unes des idées développées dans cet essai que nous allons examiner ici, en gardant bien présent à l’esprit que le but de l’auteur n’est pas de proposer un catalogue de solutions, mais bien de décrire des techniques et de décrypter un processus visant au contrôle de la population.
Refusant de donner une définition, l’auteur[2] souligne d’ailleurs que le problème traité (les mécanismes de la guerre révolutionnaire) sera « non pas défini, mais délimité par l’étude des luttes armées entreprises par une minorité contrôlant progressivement la population et fournissant à celle-ci des motifs d’agir contre le pouvoir établi ou contre une autorité qu’elle refuse ».
Pour atteindre ce but final, l’insurrection utilise des techniques elles-mêmes rendues possibles par des processus. Les techniques, qui ont pour but de détruire l’appareil gouvernemental tout en construisant leur propre système, sont donc destructives et constructives. Les processus, qui doivent permettre la captation et l’utilisation optimale de la population, sont la cristallisation, l’organisation et la militarisation.
1. Les techniques de la guerre révolutionnaire :
1.1. Techniques destructives :
Elles ont pour but de couper les liens existant entre le pouvoir loyaliste et les citoyens. Elles comprennent :
- Celles qui visent à la dislocation de l’ancien ordre social : le terrorisme sélectif (ciblant des personnages clés, « ponts » entre le pouvoir et les administrés), la résistance passive, les grèves et/ou l’émeute.
- La dislocation est renforcée et complétée par les techniques d’intimidation, telles que le maniement des foules (meetings, manifestations), le terrorisme systématique (où « ce qui est recherché, ce n’est plus la suppression d’un obstacle [comme avec le terrorisme sélectif] mais un effet psychologique de portée générale »), les sabotages et la guérilla (« en harcelant l’appareil administratif, policier, militaire, elle l’incite à se recroqueviller ; en provoquant une insécurité permanente, elle achève de couper la masse du gouvernement »).
- La démoralisation des moyens politico-militaires adverses (« on s’efforce ainsi d’ôter aux agents du pouvoir leurs raisons d’agir ou, au moins, de les faire douter de la valeur de ce qu’ils font »), l’intoxication des neutres (« l’essentiel est de les maintenir hors de la lutte jusqu’au moment où leur cas pourra être tranché ») et l’élimination des irréductibles.
1.2. Techniques constructives :
Pour mettre en œuvre efficacement les modes de lutte décrits ci-dessus, et qui constituent en fait la partie visible de l’iceberg révolutionnaire, « les rebelles ont dû fabriquer, une à une, les armes du succès ».
Il leur faut disposer d’éléments actifs, convaincus de la justesse de leur Cause, instruits et formés pour la répandre au mieux en fonction de la valeur et des compétences particulières de chacun. Pour ce faire, deux techniques sont utilisées : la sélection et la formation de base « des activistes de tous genres (meneurs, orateurs, propagandistes, spécialistes d’un milieu déterminé), des « volontaires » et des cadres ».
Une fois ce réservoir humain disponible, « l’ensemencement utilise les activistes et les cadres ainsi formés, initialement pour noyauter, ultérieurement pour contrôler les différents milieux humains et les groupes organisés ».
Collectivement, la technique de l’imprégnation psychologique permet d’abreuver les populations, au départ peut-être indifférentes, de stimuli permanents, de rechercher les slogans fédérateurs, d’ancrer dans les esprits la réalité et la pertinence de la démarche révolutionnaire.
2. Les processus de l’extension révolutionnaire : cristallisation, organisation, militarisation.
2. 1. Principes :
Ximénes identifie trois grands processus découlant et permettant la mise en œuvre des techniques précédemment décrites et qui vont jouer un rôle clé dans la diffusion, la progression et la prise de contrôle de l’insurrection dans sa zone d’action. Mais ces processus ne se développent pas indépendamment : « au contraire, ils agissent et réagissent les uns sur les autres en des combinaisons perpétuellement renouvelées ». Voyons-en d’abord les principes avant de les examiner en action à travers deux exemples, l’un réussi l’autre imparfait.
- La cristallisation : il s’agit de construire une structure politique autour de la Cause puis de fédérer et d’attirer à elle un certain nombre de convaincus qui vont participer à l’ensemencement dans la population. Durant cette phase[3], le combat est avant tout d’influence : la cristallisation vise à rassembler, psychologiquement parlant, des individus déterminés à agir contre le pouvoir loyaliste et à leur fournir des moyens et des techniques d’action.
- L’organisation : à ce stade, « il faut inclure l’instauration et le fonctionnement des hiérarchies parallèles, puis leur plein rendement ». Les groupes subversifs s’installent et exercent une influence contraire à celle du gouvernement légal avec d’autant plus d’efficacité que l’organisation sera sophistiquée et animée par des personnels compétents et motivés.
- La militarisation : elle correspond à « la mise sur pied et la mise en œuvre simultanées d’un appareil militaire de plus en plus complexe, engagé au fur et à mesure de sa création ». « D’abord limitées aux équipes d’action, peu à peu étoffées et rassemblées en bandes locales, les forces armées s’appuient de plus en plus sur la population (milices d’autodéfense) et se différencient en unités territoriales (guérillas) et unités d’intervention ».
NB : Pour une meilleure compréhension du phénomène, et pour ne pas risquer de dénaturer le cheminement intellectuel de l’auteur, les deux sous-chapitres qui suivent reprennent presque in extenso la formulation de Ximénes.
2. 2. Exemple d’un développement cohérent :
- L’action d’un petit noyau d’activistes a créé une conviction suffisamment ferme dans un petit groupe (cristallisation). Il est possible de distribuer des responsabilités au sein de ce groupe (organisation) puis de lancer une petite équipe de choc à la conquête des armes d’un poste de police (militarisation).
- Un peu plus tard, à la suite d’un entrainement intensif d’une bande, la réussite d’une grosse embuscade (militarisation) dont le succès est méthodiquement exploité par la propagande auprès de la population locale (cristallisation) permet le ralliement de celle-ci, suivi de la mise en place d’un conseil de village (organisation).
- A une échelle plus vaste, à la suite de l’installation des comités de village, de district, de province dans un nouveau territoire (organisation), la propagande et les cours d’éducation politique provoquent l’apparition de volontaires (cristallisation) qui, après une période d’instruction, son engagés dans un premier combat (militarisation).
On voit que la situation générale peut être appréciée et même définie, à un instant donné, par le degré de développement de chaque processus à l’instant considéré.
2. 3. Exemples de développements imparfaits :
Inversement, une fausse appréciation de la situation peut être donnée si l’on ignore ou si l’on évalue de façon erronée le développement de certains processus.
- Si la population d’un territoire paraît acquise aux révolutionnaires mais si elle n’est pas encadrée par des hiérarchies parallèles efficaces et si elle ne dispose pas d’un bras séculier proche, une occupation militaire suffisamment dense et (…) adroite sera en mesure de renverser la situation (cristallisation bonne, organisation et militarisation faible).
- Au contraire, si la majorité de la population est acquise à l’idéologie révolutionnaire, si des responsables clandestins sont en place aux échelons essentiels (cristallisation et organisations fortes), l’appareil militaire peut-être rudimentaire, gauchement manié (militarisation faible).
CONCLUSION : Ximénes, digne représentant de l’école française de la contre-insurrection.
Voici, très brièvement présentées, quelques-unes des réflexions de Ximénes sur ces guerres révolutionnaires dont l’évolution semble à l’époque irrésistible. L’auteur examine le phénomène en action et en perçoit son caractère adaptatif, réactif et en devenir permanent. Il ne propose pas de solutions (rappelons que ce texte date de 1957) mais insiste déjà sur le caractère inédit de cette forme de guerre irrégulière qui tire sa force de son influence sur la psychologie de l’adversaire, de ses partisans comme des neutres. C’est cette prééminence de l’action morale, de tout temps déterminante, mais plus encore dans ce cas, qui frappe l’auteur et dont il avertit ses contemporains : la guerre révolutionnaire est bien une lutte pour la conquête des consciences et non plus simplement un affrontement visant à faire plier la volonté de l’ennemi. Les armées conventionnelles, de même que les gouvernements et les peuples qui sont derrière elles, habituées à faire la guerre contre la volonté adverse doivent s’adapter et adopter un discours et des attitudes leur permettant de reconquérir le contrôle, ou la neutralité, des consciences individuelles et collectives de tous les acteurs sur le terrain.
C’est aussi cette dimension psychologique, révélée ici par Ximénes, qui vient rajouter une pierre bien utile sur la construction du processus de compréhension de la guerre révolutionnaire.
[1] Au début du roman de Malraux, le colonel Ximénes, officier catholique qui a choisi de rester fidèle à la République espagnole, lance une phrase à Puig après une défaite des républicains. C’est cette sentence qui a, selon les précisions que m’a apportées le général Prestat, motivé le choix de ce pseudonyme : « Vos hommes savent se battre mais ils ne savent pas combattre ».
[2] Par commodité, on utilisera les termes « l’auteur » ou « Ximénes », plutôt que les noms véritables qui se cachent derrière le pseudonyme.
[3] Si l’on reprend la typologie de David Galula, la « cristallisation » ainsi décrite peut correspondre aux deux premières étapes de développement du modèle dit « orthodoxe » (création d’un parti politique et constitution d’un front uni) à cette nuance prés que, dans l’esprit de Ximénes, la cristallisation se renforce et interagit avec les autres processus tout au long de la lutte et non plus seulement durant des périodes clairement découpées.