Les vivants et les morts

Par Lebibliomane


"Vie et Destin" Vassili Grossman. Roman. Editions L' Age d'Homme, 1980.


Si certains des romans qui encombrent aujourd'hui les étalages des librairies n'étaient jamais publiés, la face du monde littéraire n'en serait que bien peu affectée tant la médiocrité et la futilité de ces romans élaborés avec force études de marché et plans marketing laissent pantois les lecteurs dotés d'un minimum de sens critique et de respect de la littérature.
D'autres, au contraire, romans essentiels et de grande qualité, restent méconnus ou, pire encore, ne sont pas édités, voire interdits car ne correspondant pas à la ligne définie par certaines idéologies commerciales ou politiques.
Ce fut le cas pour « Vie et Destin », le chef-d'œuvre de Vassili Grossman, roman qui faillit bien passer à la trappe lorsqu'il fut achevé en 1962. Le propos de ce livre a été alors jugé tellement subversif par le pouvoir soviétique que le manuscrit fut saisi et mis sous les verrous par le KGB. On ne sait par quel miracle, une copie échappa miraculeusement à la censure et c'est en 1980 que parut enfin ce livre, considéré depuis lors comme le « Guerre et Paix » du XXe siècle.

Le contenu de ce roman restait en effet profondément dérangeant pour le pouvoir en place, même si le contexte de celui-ci, la bataille de Stalingrad en 1942-1943, remontait à une vingtaine d'années auparavant. La victoire, après de longs mois de lutte acharnée, des combattants soviétiques contre les troupes du IIIe Reich fut, on le sait, l'évènement qui annonça le déclin et la chute de l'hégémonie hitlérienne. Cette victoire fut également un formidable élément de propagande pour le pouvoir stalinien qui put ainsi se parer, à l'instar des États-Unis, de l'auréole héroïque de libérateur de l'Europe asservie sous le joug du nazisme.

Vassili Grossman, qui a lui-même vécu ces évènements – il s'est engagé dans l'Armée Rouge en qualité de journaliste, a participé à la bataille de Stalingrad et a suivi les troupes soviétiques jusqu'en Allemagne – est au départ un auteur d'une orthodoxie exemplaire pour le régime stalinien. Mais son expérience de la guerre va profondément bouleverser sa vision des choses et le régime stalinien va se révéler à ses yeux aussi pernicieux et aussi sanguinaire que celui de l'adversaire nazi.

Juif soviétique né en 1905 à Berditchev (Ukraine), Grossman est profondément atteint lorsqu'il apprend les massacres à grande échelle de civils juifs perpétrés dans sa province natale par les troupes nazies. Sa mère, restée à Berditchev après l'arrivée de l'occupant, sera elle aussi assassinée par les envahisseurs. Lors de l'offensive soviétique vers l'Allemagne, Grossman va découvrir l'impensable : les camps d'extermination. Il sera ainsi le premier auteur à décrire ce que l'Armée Rouge a découvert à Treblinka. Son témoignage sera utilisé lors du procès de Nuremberg.

Mais Grossman n'est pas dupe et pour lui la barbarie n'est pas l'apanage du nazisme. Le stalinisme n'a en effet rien à envier en matière d'antisémitisme à son adversaire germanique et les mesures anti-juives, les procès, les purges, les déportations, les assassinats, décrétés avant, pendant et après la seconde guerre mondiale n'ont pas manqué. Mais Grossman va plus loin dans sa critique du pouvoir et dans son écœurement face à celui-ci : bien au delà du sort réservé aux juifs d'URSS, c'est du sort de toutes les minorités qu'il s'inquiète :

« Ce qui se jouait, c'était le sort des Kalmouks, des Tatars de Crimée, des Tchétchènes et des Balkares exilés sur ordre de Staline en Sibérie et au Kazakhstan, ayant perdu le droit de se souvenir de leur histoire, d'enseigner à leurs enfants dans leur langue maternelle. Ce qui se jouait, c'était le sort de Mikhoels et de son ami, l'acteur Zouskine, des écrivains Bergelson, Markish, Féfer, Kvitko, Noussinov, dont les exécutions devaient précéder le sinistre procès des médecins juifs, avec en tête le professeur Vovsi. Ce qui se jouait, c'était le sort des juifs que l' Armée Rouge avait sauvés et sur la tête desquels Staline s'apprêtait à abattre le glaive qu'il avait repris des mains de Hitler, commémorant ainsi le dixième anniversaire de la victoire du peuple à Stalingrad. »

Mais pour Grossman, les minorités ne sont pas les seules victimes de la dictature stalinienne ; chaque citoyen est en effet une cible potentielle pour les agents du NKVD. Une plaisanterie, un mot de trop lâché au cours d'un repas arrosé peuvent valoir à son auteur d'être dénoncé et envoyé dans les geôles de la Loubianka.

C'est ce processus de terreur appliqué à chaque citoyen qui est ici aussi fortement dénoncé par Grossman, processus auquel n'échappe même pas un fervent communiste tel que Krymov, l'un des personnages de ce roman, abasourdi par son arrestation, jugé, humilié, battu par ses gardiens jusqu'à ce qu'il en arrive à s'accuser de faits qu'il n'a jamais commis.
Il y a aussi le physicienVictor Krum, qui va tomber en disgrâce du fait de ses origines juives, un homme que tout le monde, même ses plus proches amis, décideront d'ignorer et repousseront comme s'il était un pestiféré, jusqu'à ce qu'un coup de téléphone de Staline en personne fasse radicalement changer l'attitude de son entourage qui, du jour au lendemain, l'encensera comme s'il ne s' était rien passé.

Il y a bien d'autres personnages dans cet immense roman et l'on peut facilement s'y perdre tant ils sont nombreux : soviétiques et allemands, tous victimes d'une idéologie qui, d'un côté comme de l'autre, s'évertue à broyer en eux toute trace d'humanité pour en faire de simples pions dans la partie d'échecs à laquelle jouent les deux funestes personnages qui dirigent ces deux grandes puissances.
Comme dans « La Guerre et la Paix » de Tolstoï, Grossman multiplie les points de vue et le lecteur se retrouve ainsi témoin des combats acharnés du siège de Stalingrad, il assiste aux interrogatoires menés par le NKVD, il fait le terrible voyage dans les wagons à bestiaux qui dirigent hommes, femmes, enfants et vieillards vers les camps de la mort, jusqu'à assister aux derniers instants de ceux-ci, poussés dans les chambres à gaz.

Le lecteur sort de ce livre comme hébété par cette profusion de personnages en proie à un destin terrible, écrasés entre deux idéologies aussi sinistres et paranoïaques l'une que l'autre. Il y a bien peu de place pour l'espoir dans ce monde décrit par Grossman et chaque individu n'est ici, même au plus fort des combats, qu'un être traqué, évalué, surveillé et puni s'il ose s'écarter un tant soit peu des recommandations du parti.
En mettant en scène soldats allemands et soviétiques, Grossman illustre le parallèle existant entre ces deux dictatures que furent le nazisme et le stalinisme. Ce parallèle lui permet de faire l'amer constat que le bien des peuples ne peut pas être décidé et instrumentalisé sans aboutir au plus pervers des totalitarismes.
Cette notion toute subjective du bien ne peut, pour Grossman, que s'exprimer individuellement, à une minuscule échelle, d'un individu à l'autre. Dès que le concept du bien tente de s'ériger en système, il mène irrémédiablement à la dictature et à l'oppression des peuples. Cette réflexion, toute naïve qu'elle puisse paraître, même aux yeux de Grossman, est pourtant la seule valable en regard des atrocités commises au nom du bien telles que l'ont été celles du christianisme, de l'Islam, du communisme, du nazisme et aujourd'hui du libéralisme économique.
Ces minuscules étincelles de bonté humaine éclairent de loin en loin le roman de Grossman, comme pour nous rappeler que, en dépit de l'écrasante puissance des régimes totalitaires, même le plus simple, le plus anonyme, le plus insignifiant des actes de bonté, rend l'homme qui l'accomplit plus fort et plus humain que toutes les idoles, tous les hommes providentiels qui paradent sur les estrades et les tribunes oficielles.