Présenté en sélection officielle lors du 61ème festival de Cannes, Delta était probablement le film le plus âpre de la compétition, alliant une forme très épurée - longs plans fixes et rythme très lent - et un fond d’une grande noirceur, compilant déviances, frustrations sexuelles, intolérance et violence.
Le delta en question, c’est celui du Danube, une immense étendue d’eau et de nature sauvage, se partageant entre la Roumanie et l’Ukraine et s’étendant sur plus de 3000 km². La population n’est pas très nombreuse, mais on trouve quand même, ça et là, quelques villages de pêcheurs coupés du monde.
C’est dans l’un d’entre eux que se déroule l’intrigue. Mihail, un jeune homme taciturne, y est de retour après des années d’absence. Il retrouve sa mère, une femme froide et sévère qui tient le bar local, et découvre qu’il a une sœur un peu plus jeune que lui, Fauna. Pour cette dernière, cette arrivée est providentielle, une bouffée d’oxygène dans un univers asphyxiant, où elle doit subir les regards concupiscents des clients, mais aussi de l’amant de sa mère. Les deux jeunes gens sympathisent très vite et décident de vivre ensemble. Ils se mettent à construire une cabane sur pilotis au milieu de la rivière.
Mais très vite, dans ce cadre idyllique, un peu sauvage, leur relation va aller plus loin que la simple complicité frère/sœur, au risque de heurter les villageois, depuis le début hostiles à cette union contre-nature.
Il s’agit d’un inceste, évidemment, la transgression d’un tabou. Mais Kornel Mundruzco ne juge à aucun moment ses deux protagonistes. Il sème au contraire le trouble en mettant en avant la pureté, l’innocence de l’amour qui unit ses deux êtres. En s’installant au beau milieu de l’eau et de la nature, Mihail et Fauna retournent à un état primitif, où ils se laissent guider par leurs instincts, s’abandonnent à leurs désirs essentiels. Jouissent d’une certaine liberté. Dans leur logique, dans cet environnement précis, ils ne commettent rien de honteux. L’inceste est un interdit universel, mais uniquement dans les civilisations. Or les jeunes gens se sont isolés de leurs semblables, ont quasiment « coupé les ponts » avec la civilisation – à l’exception notable du long pont en bois qui les ramène à la terre ferme.
Mundruzco cherche en fait à illustrer les théories de Jean-Jacques Rousseau, qui a posé que l’homme, à l’état naturel, n’est que bonté et que c’est la société qui le corrompt.
De fait, ce qui choque le plus, dans ce film, ce n’est pas la relation amoureuse entre le frère et la sœur, mais le comportement des villageois, intolérants, haineux, choisissant de faire régner l’ordre moral à leur façon, dans un déluge de violence.
C’est aussi le viol que commet l’amant de la mère sur Fauna, une scène interminable, éprouvante, où le bonhomme laisse exploser ses frustrations sexuelles, sa fierté bafouée, s’abandonnant à ses plus vils instincts. Cet acte ignoble est, qui plus est, filmé avec une distance qui amplifie encore le malaise.
D’un côté, le calme, la paix qui se dégage des paysages, magnifiques. De l’autre l’agitation, la folie des hommes.
Un contraste saisissant, emblématique de la méthode employée par Mundruczo. Tout le film repose en effet sur des oppositions. Entre nature et civilisation, entre terre et eau, entre ombre et lumière, entre amour et haine… Ce sont les images qui donnent au film sa force, sa poésie noire. Le cinéaste préfère les privilégier plutôt que de longs dialogues explicatifs. Il joue sur les impressions, sur les associations d’idées, sur les regards et la profondeur des plans. Pour que cela fonctionne, Mundruczo est évidemment obligé de jouer sur la durée des plans et adopte, comme je l’ai précisé en introduction, un rythme lancinant qui risque de rebuter plus d’un spectateur.
Pour autant, Delta est un film puissant et formellement très intéressant. Il confirme le talent du cinéaste hongrois, déjà remarqué dans Pleasant days et Johanna. Kornel Mundruczo affiche désormais une certaine maturité dans le style. Il ne lui reste plus qu’à densifier un peu ses thématiques pour que ses films prennent une autre dimension, et ne soient plus juste considérés – un peu péjorativement – que comme des « oeuvres de festivals »
Note :