La faiblesse du moi, la présence de
zones d’ombre, l’absence de maîtrise ... tout cela est vrai et détermine
l’écriture.
(A. Emaz, Cambouis)
À ce propos, l’une des notions les moins mises en avant dans un art poétique est celle de travail. Elle est ici bien présente, d’abord et clairement par le titre choisi, Cambouis, qui évoque la graisse usée d’avoir trop servi. Écrire exige une besogne sans éclat, obscure, et l’on est loin de l’idée toute faite, conventionnelle, de l’activité de l’écrivain : « On ne peut pas avoir les mains dans le cambouis et la tête dans l’éther ». De ce travail, il ne reste rien de visible (cela est préférable !) pour le lecteur : le poème a été menuisé, pour reprendre le vocabulaire d’Antoine Emaz, parce qu’il « faut à la fois mettre les mains dans le cambouis, et se les laver ». C’est grâce au temps passé à reprendre, « à tailler ras et voir ce qui reste », à trier et éliminer, à tout le « côté cambouis ou cuisine », que le lecteur pourra être touché par le poème. L’émotion, justement, est un des motifs centraux dans la réflexion d’Antoine Emaz.
« Un poème, c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme ». Aller contre ce qui laisse interdit implique une distance par rapport à ce qui a été vécu, un décalage dans le temps : un poème n’est pas le compte rendu d’une expérience, ni une improvisation à partir d’un choc. Ce qui a ébranlé à un moment donné n’est pas restitué, ni restituable. C’est « le travail de langue » qui donne une forme à l’émotion, de sorte que l’on ne passe pas du fait à son équivalence, mais que l’on cherche à « capter quelque chose de juste comme un reflet de la réalité ». La commotion ne dépend d’ailleurs en rien de l’importance d’un fait, la floraison de la glycine pouvant susciter l’écriture autant qu’un événement tragique.
La question du rapport entre le poème, les mots et la réalité est un des motifs les plus récurrents dans Cambouis — « comment écrire ce qui est ». D’où les retours sur la relation entre le mot et la chose. Antoine Emaz écarte clairement (« Bien sûr que le mot n’est pas la chose ») le cratylisme, il refuse de briser le lien entre mot et chose dans la mesure où le mot (table, pivoine) évoque l’objet ou la fleur « dans la conscience du lecteur ». C’est à partir de cette « empreinte du réel » que l’écriture se construit :
C’est tout ce dont j’ai besoin, mais j’en ai besoin car je ne sors pas de la case réel. J’ai donc besoin de cet accord mot/chose au début comme socle, et/ou à la fin comme retour à la réalité rugueuse.
* * *
Pas seulement trajet esthétique, prise de conscience, nécessité d’expression, catharsis d’une expérience, interrogation morale... le poème est possiblement tout cela à la fois, avec, selon le cas, une insistance sur telle ou telle dimension. Ce qui est clair, c’est le mouvement de la réalité à la réalité : un détour en mots pour finalement faire face au réel.
Antoine Emaz revient plusieurs fois sur cette question, y compris en évoquant la manière dont elle est abordée, bien différemment, par Ponge. C’est rappeler que l’écriture ne naît pas du seul vécu présent, dans le retrait. Il y a la mémoire (« Mémoire, lie du temps »), celle de son temps propre2, celle vivante aussi des œuvres. Ici, un lien entre un poème et une séquence du Septième sceau de Bergman, là dans une série de notations sur l’été un fragment de titre de du Bouchet, « Chaleur vacante ». Des vers aussi restent ancrés et reviennent : Le front au vitres / Comme les veilleurs de chagrin (Éluard) ; un alexandrin des Tragiques, Comme un nageur venant du profond de son plonge − mais le vers suivant de D’Aubigné est sorti de la mémoire, Tous sortent de la mort comme on sort d’un songe. Un vers de Nerval, commenté dans un autre endroit de Cambouis, une allusion précise à Klee, une autre à un texte de Jaccottet sur les pivoines ; etc. Tous éléments qui, à des degrés divers, nourrissent le travail : « il serait faux de croire que le poète invente tout. Il hérite tout autant, recycle, recrée dans une avancée personnelle lente mais prise dans celle, collective, des « horribles travailleurs »3.
C’est la manière dont sont vécus les jours qui est à l’origine de l’écriture : « On écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir droit dans un monde de travers ». Refuser l’ordre établi, l’uniformisation, supporter fêlures et tensions : les notes à ce sujet, limitées en nombres, éclairent les derniers livres d’Antoine Emaz en ceci qu’elles écartent l’idée d’un poète "pessimiste" ; ainsi : « Je ne me reconnais ni dans l’affirmation, ni dans le doute, ni dans la négation. Plutôt une confusion de tensions. C’est de là que j’écris, comme à travers ». Sur ce sujet comme sur d’autres non abordés ici, est exposée, littéralement, toute la complexité du travail d’écriture dans sa relation avec le vivre. Un exemple, encore : à propos de OS, titre d’un de ses livres, Antoine Emaz déploie la polysémie : ce qui reste, problème, « Ouvrier Spécialisé (le poète est-il autre chose ?) », carcasse, ossements...
Cambouis : à lire lentement et à relire.
Contribution de Tristan Hordé
Antoine Emaz
Cambouis
Seuil, collection Déplacement, 2009
16 € - voir la présentation de ce livre dans Poezibao a reçu
1Lichen,
lichen, éditions Rehauts, 2003.
2Voir par exemple les souvenirs d’enfance dans
Peau, Tarabuste, 2008.
3On reconnaît, dans ces « horribles travailleurs », Rimbaud
dans sa lettre à Paul Demeny :
Qu[e le poète] crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables :
viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons
où l’autre s’est affaissé ! »