La hantise de la modernité, l’angoisse de la perte d’identité, la crainte du déclassement – tout ce qui a fait déraper l’Allemagne d’hier dans l’irrationnel, dans l’essentialisme et dans la haine envers un bouc émissaire (capitaliste et juif) – reviennent en force aujourd’hui. Le succès du ‘Da Vinci Code’, les thrillers de Maxime Chattam, la croyance paranoïaque en de tout-puissants Complots, nous font replonger dans cette atmosphère ‘fin de siècle’ de l’Allemagne vers 1880. Sans parler de l’anti-sionisme des banlieues et des marginaux de l’université, qui confondent politique et population, Etat et essence ‘raciale’ (c’est vrai autant d’Israël que des Etats-Unis de George W. Busch). Un historien peu connu en France a étudié avec attention cette période. George Mosse est juif, allemand et américain. Exilé en 1933 à 15 ans, il est devenu professeur d’histoire à l’université du Wisconsin. Il est surtout l’auteur du concept de « brutalisation » qui caractérise les mœurs politiques après la Grande Guerre, celle de 14-18 remise à la mode médiatique par la disparition l’an dernier des ultimes Poilus. Dans un ouvrage d’il y a 45 ans, Mosse étudie l’idéologie qui a permis au nazisme non seulement d’arriver au pouvoir, mais aussi d’entamer la Solution Finale. C’est moins cet aspect historique (encore que passionnant) qui nous intéresse ici, que l’étude nous permet de comprendre du présent.
Le concept fumeux de ‘race’ n’a plus son actualité dans le politiquement correct d’aujourd’hui ; mais il revient par les marges, en négatif, utilisé par les ‘minorités visibles’ qui fantasment une quête historique de reconquête d’identité en bricolant les revers sociaux du présent. Les concepts de ‘nature’ et d’harmonie cosmique sont remis au goût du jour par les écolos, bien qu’aujourd’hui plus puritains qu’hier par influence américaine. Le retour à la terre et la vogue du ‘bio’ consolent de la production apatride délocalisée, aux mains de multinationales manipulatrices. Le « petit » producteur s’allie au « petit » commerçant contre les « gros » : grande distribution, multinationales agroalimentaires, capitalisme cosmopolite, impérialisme américain (Monsanto). Comme dans la communauté organique prônée par Hitler, chaque métier d’aujourd’hui se veut un ‘ordre’ qui s’organise lui-même et récuse toute réforme venue de l’Etat ou même de la légitimité démocratique : les banques veulent s’autoréguler, mais aussi les cheminots qui croient seuls avoir le sens de leur métier très technique, le corps enseignant qui sait mieux que parents ou spécialistes ce qu’il faut aux enfants, ou les universitaires qui s’émeuvent de tout ce qui pourrait toucher à leurs libertés de recherche ou de programmes.
Le nombre démocratique, l’immigration ouverte, la circulation des capitaux, obligent chacun à être compétitif pour réussir. Les étudiants fourvoyés dans des filières sans débouchés forment aujourd’hui ce qui, en 1880 déjà, s’appelait le « prolétariat universitaire ». Aspirant au statut de petit-bourgeois, leur hantise est d’être déclassés. Ouverture, concurrence et chômage sont leurs ennemis. Les sectes sataniques, complotistes ou extrémistes permettent de se croire une élite tout en couchant en studio – exactement ce que Hitler ressentit à Vienne durant sa jeunesse pauvre. L’idéologie völkisch fut « d’opposition au progrès et à la modernisation qui transformaient l’Europe du 19ème siècle. Elle utilisa le romantisme en l’exacerbant, pour fournir une alternative à la modernité, à la civilisation industrielle et urbaine en expansion qui semblait dépouiller l’homme de son moi créateur, le coupant ainsi d’un ordre social apparemment épuisé et anémié » p.60. Une certaine écologie a pris la suite.
Dans les années 1920, « les agitateurs extrémistes se répandirent en diatribes contre la domination de la nation par les Juifs, contre l’influence française, contre le parlementarisme et contre l’oppression par les ‘capitalistes démocrates’ » p.391. Actualisons : les Juifs sont ici le bouc émissaire commode du capitalisme financier (« l’usure juive ») ; l’influence française désigne l’esprit critique et rationnel des Lumières (la science, le vote égalitaire, le progrès) ; le parlementarisme est le résumé de tout ce qui décide à votre place (députés, technocrates, administration, experts, interdits sur le téléchargement, pistage informatique, caméras dans les rues, etc.) ; enfin les ‘capitalistes démocrates’ désignent les anglo-saxons, notamment l’impérialisme hier anglais, aujourd’hui américain (le libre-échange, les multinationales, l’acculturation Disney-Hollywood, les pressions politiques et militaires, le soutien à Israël – seule démocratie dans une région d’autocrates). Qu’est-ce qui a changé dans la façon de penser, dites moi, entre les pré-nazis d’hier et les anarcho-gauchistes d’aujourd’hui ?
Les frères Strasser résumaient ainsi leur programme dans les années 20 : « nationaliste, contre l’asservissement de l’Allemagne ; socialiste, contre la tyrannie de l’argent ; völkisch, contre la destruction de l’âme allemande » p.460. Les anti-européens protectionnistes et anti-américains français sont contre l’asservissement de Bruxelles, contre l’économie libre-échangiste et contre la finance internationale. Ne ressemblent-ils pas aux nationalistes d’hier ? Les socialistes, besancenistes et autres bayroutins ou jacobins sont clairement contre la tyrannie de l’argent. « L’âme » du peuple n’est-elle pas aujourd’hui infuse dans l’écologie, cette harmonie völkisch entre l’être humain sur sa terre et le cosmos ? Si elle n’est pas ethnique, comme dans l’Allemagne d’hier, ne pourrait-elle pas le devenir ? A droite par hantise des banlieues et à gauche par haine du libre-échange apatride, toujours vaguement connoté américain et juif dans l’inconscient ? Pourquoi les sites complotistes sont-ils presque toujours antisémites ? Pourquoi la contestation la plus achevée de l’interprétation officielle des attentats du 11-Septembre est-elle à la seule initiative de deux extrémistes de droite antijuifs ? (voir encadré) Repris à l’envie par un ex-catho fanatique (Thierry Meyssan) et par tous les sites proarabes…
Nous ne disons pas (comme certains économistes un peu légers) que nous faisons retour années 30 – malgré la crise mondiale. Ni que les socialistes, besancenistes et autres bayroutins ou jacobins sont pré-fascistes, bien sûr. Nous disons que les périodes de bouleversement induites par la modernité remettent en cause les ‘zacquis’ et les statuts, notamment ceux des petits-bourgeois hantés par « l’ascenseur social » (qui ont fait le gros du vote nazi). Nous disons que la lutte des places déclasse, surtout en récession économique - les places moins nombreuses étant réservées en priorité aux dominants possesseurs du capital social, culturel et économique. Nous disons que les exclus se réfugient alors dans le fantasme, ce qui les dédouane de leurs échecs personnels. Ils ont le choix entre la paranoïa (je n’y peux rien puisque le Complot est trop puissant, mais je suis malin parce que je décrypte), ou l’utopie (je ne peux rien sur mon destin, mais mon collectif élitiste me fait partager son rêve d’un « autre » monde, je nage en bande comme un poisson dans l’eau, bien au chaud dans le ‘tous d’accord’).
Hier, un Hitler n’a réussi que parce qu’il a su rallier les masses confusément en attente dans un parti organisé, avec un programme politique attrape-tout (anti-capitaliste en paroles – mais réservé dans la réalité aux Juifs boucs émissaires, pas contre les industriels allemands). Il ne l’aurait pas pu si la nébuleuse fumeuse des idées völkisch, pétries d’irrationnel, de ressentiment et du fantasme ‘bio’ n’avaient travaillé les Allemands sur plusieurs générations. Il suffirait chez nous d’une aggravation de la crise, et d’un führer plus méchant que le facteur de Neuilly – mais tous les ingrédients sont là. Autant ne pas être naïf.
George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich – la crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2008, 510 pages, avec une préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, 11.40€