Voilà bientôt dix ans que je prends des gardes chez les pompiers de Paris. Avant, je détestais, maintenant j’adore. Déjà parce je suis devenu chef du camion, et que c’est agréable d’être chef quelque part surtout quand personne ne connait plus votre prénom depuis que vous êtes de nouveau étudiant.
Bref rappel: Un pompier de Paris, s’il a accepté se faire humilier pendant 3 mois d’instruction, de ramper dans la boue et de tirer au Famas sur des cannettes de bière, c’est quand même pour faire du feu, et sortir du brasier avec son casque F1 et un enfant dans les bras. Quand il sort cinq fois pour le même feu de poubelle et trois fois pour relever une vieille dame, il s’ennuie un peu. Moi ça m’arrange, j’aime bien aller relever des vieilles dames. Et lui, ça l’arrange parce qu’il peut se poser devant le foot. Ou récurer les chiottes.
Au début, ce n’était pas gagné gagné. Pompiers ET militaires, quand même. Je n’aime pas le foot, les sports collectifs, le sport. Je n’ai aucune fascination particulière pour les militaires et mon côté raisonnablement hétéro me pousse plus à une légère exaspération teintée de jalousie qu’à une quelconque excitation devant un gars torse nu qui soulève 150 kg de fonte avec le petit doigt.
Maintenant j’aime tout. Je vois ça comme une sorte de jeux de rôle ou tout d’un coup je deviens quelqu’un d’autre. Certains sont des paladins et butent des orcs, moi, je deviens “l’homme aux rangeos” Et j’imite. Tout. Le vocabulaire par exemple: “Ouais, on décale les gars, on arrête de psychoter, c’est juste un 3-29”
Les fiches bilans sont pour moi un défi poétique permanent, un vrai Haiku. Il n’y a que des cases à cocher et juste un tout petit rectangle ridicule pour expliquer ce qui se passe en langage humain.
Comme ce sont des militaires, il faut un sujet, un verbe, un complément. “Une femme est tombée dans sa cuisine” “Un homme se plaint d’un malaise”. Ils ne rigolent pas avec ça, c’est marqué noir sur blanc dans l’un des 65321 référentiels qui régissent la Brigade.
Au début je détestais. Maintenant, j’adore. Une femme a mal à la tête. J’adore. C’est reposant, ça change de la myélinolyse centro-pontine.
Un pote externe (et aussi chef d’un camion) a retrouvé dans un dossier cette fiche brillante: “Une femme est retrouvée assise sur une chaise”. Notez que c’est un style un peu alambiqué, “Une femme est assise sur une chaise” aurait largement suffi, mais ne chipotons pas.
Je me suis donc mis en quête de la phrase la moins explicite possible, d’une pureté sans égal. Une phrase à la Flaubert, que du style, rien dedans. Quand je la trouverai enfin, j’espère qu’un docteur l’appréciera à sa juste valeur.
Bon, je me moque, mais je suis incapable d’arrêter. Partir au gyro-deux tons dans la nuit est aussi nécessaire à mon équilibre psychique qu’un paquet de Marlboro light. C’est un peu triste (surtout pour le paquet de Marlboro light), mais c’est comme ça. Et si leur côté “petit doigt sur la couture du pantalon” me fait rire et m’agace parfois, la litanie des morts au feu me laisse un arrière goût parfois amer. Mais bon, ceux qui restent écrivent de jolies phrases.
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