Episode 4 : Où un traditionnel coup de foudre peut se transformer en terrible malentendu, pour peu qu'une sorcière s'en mêle...
La Belle Monogramme se résolut enfin à lever les yeux. Son regard se posa sur le jeune homme qui s'avançait vers la rive. Immédiatement, son cœur commença à chavirer. « Seigneur, qu'il est beau ! Quelle prestance dans la démarche ! Quelle allure ! Tant pis, il peut être bête comme une oie, il a une plastique à tomber par terre ! » Le Prince Logarithme n'avait pas pris garde à la gente dame qui l'observait sur le rivage opposé. Il se demandait, vu l'absence de réponse à son deuxième message, s'il n'allait pas lancer une autre bouteille, en acier celle-ci, pour être bien sûr qu'elle flotterait encore mieux que les précédentes. Puis son regard tomba sur la Belle Monogramme. Il s'arrêta, foudroyé. « Elle ! Elle ! C'est mon alter ego ! Elle a trouvé ma bouteille ! Elle est venue me délivrer ! Mais comme elle est belle ! » Et il s'assit sur une pierre afin de contempler tout à son aise la Princesse de conte de fée qui, de son côté, ayant abandonné toute velléité de comprendre ce qu'elle fichait là, ne le quittait pas des yeux.
Ils restèrent ainsi un long moment à se regarder d'une rive à l'autre. Puis Logarithme prit conscience tout à coup que quelque chose n'allait pas dans cette histoire. L'alter ego était floue. C'était anormal. « Ah ciel ! s'écria-t-il en se levant. Mes lentilles ! Je n'ai pas mis mes lentilles ! C'est pour ça qu'elle est un peu indistincte ! » Et il partit en courant vers le splendide château, au grand désarroi de la Belle Monogramme qui se leva à son tour. « Qu'est-ce qu'il a ? » demanda-t-elle à la rivière qui fit entendre un grand « plouf » d'ignorance. « Va savoir ! répondit-elle. Il passe son temps à faire n'importe quoi. Peut-être qu'il a la colique. » Cette perspective correspondait si peu à la noble beauté du Prince que Monogramme balaya immédiatement l'hypothèse. Il devait y avoir une autre explication à cette rapidité à fuir. Peut-être était-il timide ? Ou muet ? Elle sentit sa mauvaise humeur revenir au grand galop. « Si, en plus, c'est à moi de faire tout le boulot, ce n'est pas la peine de m'avoir collé ce rôle de Princesse de conte de fée! » gronda-t-elle. Mais la réapparition de Logarithme fit tomber tous ses griefs.
Maintenant qu'il la voyait de ses quatre z'yeux, le Prince Logarithme était plus qu'envoûté par la beauté de la Belle Monogramme. Il aurait voulu se jeter à plat ventre devant elle et baiser ses pieds mignons et ses escarpins recouverts de poussière. « O Logarithme, s'écria Monogramme prenant la conversation en main, je veux te rejoindre sur-le-champ et connaître avec toi les délices de la passion ! » « Mais je ne peux pas traverser ! répondit Logarithme en tendant les bras vers elle. Et pourtant, comme je voudrais être près de toi, ô mon alter ego ! » La belle Monogramme se tordit les mains : « Cherche, trouve un moyen, mon bien-aimé ! Traverse, et je suis à toi ! »
L'Immonde Gudule, toujours rivée à sa boule, suivait le dialogue en poussant des rugissements de colère. Quoi ! Ils étaient arrivés à se voir, à se parler ! C'était invraisemblable ! D'accord, ils ne pouvaient pas se rejoindre, mais ils étaient capables de s'aimer platoniquement pendant des années, séparés par cette rivière de sang impur ! « Il n'en est pas question ! cria Gudule, hors d'elle. Je ne veux pas qu'ils se parlent ! Je ne veux pas qu'ils s'aiment ! Je ne veux pas qu'ils retrouvent la mémoire ! » Ses doigts crochus se posèrent sur la boule. « Oh mes pouvoirs maléfiques, par mes cornues, rendez toute communication entre eux impossible ! »
Tout à son bonheur, le Charmant Logarithme avait fermé un instant les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, la Belle Monogramme avait disparu. En fait, elle était allée faire un tour dans les taillis pour voir s'il n'y avait pas dans ce fouillis quelque chose qui pourrait l'aider à traverser la rivière. Elle avait pris sa décision après avoir constaté l'absolue nullité du Prince Charmant dans le domaine des actes salvateurs. Elle tomba par hasard sur un long morceau de corde qui gisait à l'endroit où s'était tenu l'ordi sacré. Il s'agissait d'un résidu de la corde utilisée par le Servile Séide pour ficeler Marsupilania et Multimédia. « Bon, se dit-elle. C'est mieux que rien. Je vais lancer un bout de la corde de l'autre côté de la rivière, Logarithme l'attachera à un rocher et il traversera en s'y accrochant de toutes ses forces. Il est absolument exclu que je mette un ongle de doigt de pied dans ce sang impur. Comme ça, j'aurai rempli ma mission et je pourrai me tirer avec Logarithme de cette histoire bidon. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. La réapparition sur la rive de la Belle Monogramme déclencha chez Logarithme une série de singeries diverses agrémentées de balbutiements émerveillés. « C'est fini, oui ? cria Monogramme. Tu te calmes ? » Elle enroula soigneusement la corde autour de son bras. « Attrape ! » cria-t-elle et elle lança la corde. Pas suffisamment loin. Le bout n'atteignit pas l'autre rive et tomba dans la rivière. « Zut ! fit Monogramme, mécontente. Je vais finir par bousiller ma belle robe de Princesse de conte de fée ! » « Pas de chance, dit Logarithme, prêt pour la réception. C'était presque ça. A un poil de grenouille rasé ! »
Penchée sur sa boule, l'Horrible Gudule éclata d'un rire méphistophélique. « Agissez, mes pouvoirs ! » cria-t-elle.
Monogramme sursauta. Elle avait certainement mal entendu, à cause de la rivière qui faisait un boucan du diable. Elle tint cependant à s'assurer que ses oreilles étaient les seules responsables de cette insanité. « Qu'est-ce que tu dis ? demanda-t-elle. Que je ne me suis pas rasée ?! » Logarithme sursauta à son tour. « Serait-elle sourde ? » pensa-t-il. Il mit ses mains en porte-voix. « Lance la corde plus fort et je pourrai l'attraper ! » Monogramme sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête. Une vive rougeur de colère enlaidit son beau visage. « Ah vraiment ! répliqua-t-elle, les mains sur les hanches. J'ai l'air ravagé ! Et tu m'as fait venir pour entendre ça ! » L'affolement fit tourner les yeux de Logarithme comme des billes dans leur orbite. « Mais je n'ai jamais dit une telle horreur ! Tu as mal entendu, ô ma Princesse ! » Cette fois, Monogramme, de rage, jeta sa corde à terre. « Oui, je vais m'occuper de mes fesses ! Et même tout de suite ! Va te faire entarter dans ton château pourri ! » Logarithme, au comble de l'effroi, s'était jeté à genoux. « Il y a des interférences, cria-t-il. Nous ne nous comprenons plus ! Ne tiens pas compte de ce que tu entends ! » « Non, j'ai pas trois mille ans ! dit Monogramme, folle de rage. Je suis même plus jeune que toi, et de beaucoup, tu entends, taré ? » « Tu crois que c'est le moment d'exiger du café ? rétorqua Logarithme qui commençait lui aussi à perdre patience. C'est toi ma libératrice ou non ? Si ce n'est pas toi, dégage, tu me fais perdre mon temps ! » « Toi aussi, tu vas perdre tes dents ! cria Monogramme, outrée. Je n'ai jamais aimé les menaces ! » « Non mais dis donc, c'est toi la poufiasse ! » hurla Logarithme, cette fois vraiment en colère. Il se releva prestement. « Tu t'es déjà regardée dans un miroir ? » « Me battre à coups de tiroir ??? » La Belle Monogramme éclata d'un rire strident, très légèrement hystérique. « Tu rêves, bibendum ! »
Gudule l'Atrocité n'en pouvait plus de rire. Jamais elle n'avait ressenti une telle jouissance. Et la dernière réplique de Monogramme lui donna une autre idée. « Bibendum, murmura-t-elle. Pourquoi pas ? Que ton souhait soit exaucé, ma chérie ! » Et avec une ricanement affreux, elle retourna s'occuper de ses prisonnières. (1)
« Oh non ! gémit Logarithme que la colère avait soudain abandonné. Je suis gros ! » De fait, le Prince Charmant avait vu son ventre tout à coup s'enfler, sa poitrine gonfler démesurément et ses jambes prendre l'allure de poteaux en béton capables de soutenir une architecture de vingt mille tonnes. Un quintuple menton s'écoulait en vagues disgracieusement adipeuses sur son torse autrefois mince et musclé. « Je suis atroce ! » s'écria-t-il en éclatant en sanglots. La Belle Monogramme poussa un sifflement d'horreur. « Tu l'as dit, bouffi ! » s'écria-t-elle. « Aide-moi, belle alter ego, supplia Logarithme qui n'arrivait pas à se mettre à genoux. Fais quelque chose ! » « Alors ça, pour avoir une overdose, j'en ai une ! rétorqua Monogramme. De ta cuistrerie ! Va donc, eh, énorme ! » Et sur ce mot cinglant, la Belle Monogramme tourna les talons et disparut dans les buissons.
(Quelle scène affreuse, n'est-ce pas ? Un tel malentendu entre nos deux héros est inouï... Que va-t-il se passer ? Logarithme est-il condamné à rester ainsi ? La Belle Monogramme finira-t-elle par comprendre qu'ils ont été victimes d'un enchantement ? Et l'ignoble sorcière va-t-elle triompher ? Suspens haletant qui sera -peut-être- levé au prochain épisode...)
(1) Voir le conte précédent Marsupilania la Vaillante