Cette œuvre est le dernier opéra composé par Janacek. Comme l'Affaire Makropoulos, avant-dernier opéra du compositeur tchèque, De la maison des morts est une œuvre singulière, difficile, car il n'y a pas d'airs, pas d'action, pas de rebondissement, aucune intrigue. Elle ne fait que décrire la vie des prisonniers dans un bagne de la Russie tsariste.
C'est probablement à la fin de l'année 1926 que Janacek conçut le projet de faire du récit autobiographique de Dostoïevski un livret d'opéra. La composition fut entamée en 1927 et terminée un an plus tard. On peut s'étonner d'un choix aussi original car rien, dans l'œuvre écrite par le grand écrivain russe, ne laisse supposer qu'elle puisse un jour être mis en musique. Rappelons cependant que Janacek était un admirateur inconditionnel de la littérature russe (Katia Kabanova est tirée d'une pièce d'un auteur russe) ; de plus, il s'est toujours penché avec beaucoup de compassion sur les victimes d'un ordre social générateur d'injustices, et le récit de Dostoïevski relatant le sort des prisonniers entassés dans une sorte d'antichambre de l'enfer avait tout pour l'intéresser et surtout le bouleverser. D'où le désir puissant d'en faire un livret. Comme il lisait parfaitement le russe, Janacek n'eut pas besoin de passer par une traduction globale du livre et se contenta de le relire plusieurs fois, notant dans la marge les passages qu'il comptait utiliser et rédigea le livret directement en tchèque.
Mais avant d'en venir à l'opéra lui-même, il faut d'abord se pencher un instant sur l'œuvre qui en est à l'origine. L'année 1848 est celle des révolutions en Europe : Paris, Berlin, Vienne, l'Italie, sont secouées par des insurrections ; rien ne se passe en Russie. La censure interdit un grand nombre de livres, pourchasse impitoyablement ceux qui osent prétendre s'ouvrir au progrès. Dostoïevski est un fervent lecteur, des auteurs classiques, bien sûr, et puis des romantiques, et surtout de ceux qui font de la liberté et des nouvelles idées leur cheval de bataille : Hugo, Sand et surtout Schiller. Avec les groupes d'amis auxquels il appartient, il a des discussions passionnées sur les grands problèmes sociaux de la Russie. Il désire une réforme du système judiciaire, la libération des serfs, la libre circulation des idées. Il n'est pas pour autant un révolutionnaire acharné ; refusant l'idée même de révolte, il espère que les réformes viendront du gouvernement lui-même. Quant aux différents groupes qu'il fréquente, ce ne sont pas des agitateurs, encore moins des comploteurs qui conspirent contre le régime en place. Leur seule action se borne à acheter une presse à imprimer pour pouvoir échapper à la censure.
Et pourtant, le 23 avril 1849, à 4 heures du matin, la police fait irruption au domicile de Dostoïevski ; on trouve chez lui des livres interdits, il a participé à l'achat de la presse. Cela suffit comme motif d'arrestation. L'instruction durera neuf mois, qu'il passera à la forteresse Pierre-et-Paul. Il est condamné à la dégradation, la confiscation de ses biens et à la peine capitale. Après un simulacre d'exécution, la peine sera commuée en détention : huit ans de travaux forcés, que le tsar réduira à quatre mais l'écrivain devra encore un service obligatoire comme soldat de rang. En tout, Dostoïevski passera neuf ans en Sibérie, quatre comme prisonnier et cinq comme soldat. Libéré, l'écrivain racontera cette expérience du bagne dans un récit connu généralement sous le titre Souvenirs de la maison des morts, titre inexact dans sa traduction et qu'on remplace désormais par Carnets de la maison morte. Ce ne sont pas en effet les hommes qui sont morts, mais la maison elle-même, car ceux qui y sont enfermés sont quasiment enterrés vivants.
L'opéra que tirera Janacek des Carnets de Dostoïevski est sans doute le plus atypique du répertoire ; musicalement, déjà, puisque, de part sa stupéfiante modernité, il est très, très loin des mélodies, airs, duos, etc. traditionnels de l'opéra ; quant à la mise en scène d'une telle œuvre, c'est un véritable défi. Comment représenter le vide, le néant de l'univers carcéral qui implique l'anéantissement même de l'être humain ? L'action est réduite à sa plus simple expression : l'arrivée d'un personnage au bagne, son séjour puis son départ. Rien d'autre, sinon des conversations, des récits de certains prisonniers. Et, comme pour l'Affaire Makropoulos, ce qui distingue cet opéra, c'est son extrême concision. Il ne dure pas plus d'une heure et demie, ouverture comprise. C'est à peu près la même durée que l'opéra d'Alban Berg, Wozzeck. Enfin, il n'y a aucun rôle féminin, sauf celui d'une prostituée qui dit quelques mots à la fin de l'acte II ; le rôle du jeune Alyeya, généralement tenu par un ténor, est cependant parfois confié à une soprano.
Janacek n'aura pas le temps de finir les révisions de son dernier opéra. Le 12 août 1928, il meurt à Ostrava d'une pneumonie foudroyante. Il ne pourra pas assister à la création mondiale de son œuvre qui aura lieu à Brno le 12 avril 1930. Mais est-ce vraiment l'opéra De la maison des morts du seul Janacek qui va être créé ce jour-là ? Oui et non. Car il va subir, hélas, des transformations plus ou moins importantes. Deux fidèles disciples du compositeur, Osvald Chlubna et Bretislav Bakala, déroutés par la nouveauté de cet ouvrage qui allait beaucoup plus loin que tout ce que Janacek avait écrit auparavant, décidèrent de modifier certains passages, de faire des rajouts ou des suppressions afin de donner à l'œuvre, apparemment trop fragmentaire, sans action précise, un caractère plus « achevé ». Ils changeront ainsi certaines paroles, ajouteront des répliques là où Janacek voulait le silence (seul l'orchestre jouait), en enlèveront d'autres. Mais c'est surtout le final qui se verra le plus mutilé : à la fin « ouverte » voulue par Janacek (arrêt brutal de la musique qui ne se termine pas véritablement), ils substituent la reprise d'un thème entendu auparavant et rajoutent une douzaine de mesures de leur cru pour former un épilogue orchestral grandiose.
Pourquoi ces modifications ? La réponse est simple : pour ne pas heurter le public, encore trop peu habitué à entendre certains heurts dissonants ; pour en quelque sorte, rendre l'écoute plus « confortable » ; et pour faire en sorte que l'œuvre soit acceptée par le grand public et soit intégrée au répertoire. Intention louable en soi, mais qui n'excuse pas les altérations du final (entre autres) dont le sens est totalement modifié : à la fin pessimiste et négative composée par Janacek, ses deux disciples ont préféré une fin plus spectaculaire et plus optimiste. Le final d'origine souligne d'une façon vertigineuse que le départ d'un prisonnier n'est pas synonyme de changement, car la vie de ceux qui restent dans la « maison des morts » continuera de s'écouler comme avant, dans la même misère et le même désespoir ; le deuxième final, par la reprise de L'hymne à la liberté des prisonniers donne une vision beaucoup plus positive, mais fausse par rapport à ce que voulait Janacek.
De la maison des morts est une œuvre qui ne peut pas s'écouter d'une oreille distraite, en arrière-fond sonore. Elle exige attention, concentration, connaissance aussi du texte -extrêmement difficile à traduire. Elle n'en reste pas moins un opéra fascinant, unique en son genre et superbe.
Argument (Synopsis conforme à la version originale) : Acte I - La cour d'un bagne en Sibérie, sur la rivière Irtych. Matin. Les prisonniers sortent des baraquements et vaquent à leurs occupations. Certains taquinent un aigle blessé, d'autres vont à la cuisine. On annonce l'arrivée d'un nouveau prisonnier. Une dispute éclate jusqu'à ce que le garde fasse entrer Gorjancikov. Le commandant se livre à quelques remarques ironiques sur les vêtements élégants de l'homme puis ordonne qu'on lui rase la tête, qu'on lui mette les fers et qu'on lui procure les vêtements ad hoc. Interrogé sur la nature de son crime, Gorjancikov répond qu'il est prisonnier politique, ce qui a le don de mettre en rage le commandant qui ordonne qu'on le fasse fouetter. Cris de douleurs qui s'élèvent de derrière les baraquements et que personne ne semble remarquer, à part Alyeya, jeune prisonnier tartare. Les prisonniers soignent l'aigle qui va se cacher dans un coin. Cet aigle a une signification symbolique pour eux : un vieil homme oppose la fierté de l'oiseau à la mesquinerie de l'esprit humain. Les gardes obligent les prisonniers à reprendre le travail, ce qu'ils font sur un chant nostalgique. Skouratov s'assied près de ceux qui cousent et chante sa nostalgie de Moscou, où son travail de cordonnier le rendait heureux. Luka prend la parole à son tour et fait le récit de sa vie : harcelé par un commandant brutal, il l'a poignardé à mort. Il a été torturé puis fouetté en public et a pensé en mourir. Le vieux prisonnier lui demande « en es-tu mort » ? Un garde ramène Gorjancikov.
Acte II - Un an plus tard, sur la rive de la rivière Irtych, crépuscule. Les steppes s'étendent à l'horizon. Les forçats démolissent un vieux bateau, d'autres font de la maçonnerie. Gorjancikov demande à Alyeya des nouvelles de sa sœur, de sa mère ; Alyeya a rêvé de sa mère, il l'a vue qui pleurait. Gorjancikov propose de lui apprendre à lire et à écrire. On annonce la relâche : comme c'est un jour de fête, les prisonniers auront droit à une pièce de théâtre. Les gardes et le commandant entrent ; le repas commence. Avec lui commence également le récit de Skuratov. Il était fou d'amour pour une jeune fille allemande, Luisa, qui vivait avec sa tante. Cette dernière était d'accord pour le mariage mais un nouveau prétendant, plus riche, s'étant présenté, la tante a conseillé à sa nièce de choisir le meilleur parti. Skuratov tua le nouveau prétendant et fut condamné à la prison à vie. Quelqu'un lui demande ce qui est arrivé à Luisa. Skuratov répond par un seul cri : « oh, Luisa ! »
La pièce de théâtre commence : le décor est fait de pièces de bateau et les prisonniers portent des costumes improvisés. On représente le jeu de Kedril et Don Juan. Don Juan a trois aventures avant de succomber : il courtise Elvire mais un chevalier surgit et elle s'enfuit ; il repousse la femme d'un cordonnier, trop hideuse mais s'intéresse à celle d'un prêtre. Les diables emportent Don Juan. Kédril fait la cour à la femme du prêtre, avale son repas et un diable emporte la femme. Fin de la pièce. La pièce suivante est le conte de la Belle femme du meunier. Le meunier dit au revoir à sa femme qui profite de son absence pour recevoir toute une série d'amants, chacun d'eux se cache quand arrive le suivant. Le dernier est Don Juan lequel tue le meunier lorsqu'il revient et danse avec sa femme.
La nuit est tombée, la représentation est finie. Les prisonniers se dispersent. Gorjancikov et Alyeya boivent du thé. Un jeune prisonnier s'éloigne avec une affreuse prostituée. Un autre prisonnier s'en prend à Alyeya et le blesse à la tête.
Acte III - L'hôpital du pénitencier, le soir, en hiver. Allongé sur un lit, fiévreux, Alyeya raconte à Gorjancikov que ce qui l'a le plus impressionné dans la Bible (il sait désormais lire) est l'idée que les hommes doivent aimer leurs ennemis. Sur un autre lit gît Luka, mourant. Chapkine raconte son histoire : Il a été pris à braconner et s'est fait tirer les oreilles par le directeur de la police. Skouratov délire et appelle « Oh Luisa » ! Les autres prisonniers l'obligent à regagner son lit. La nuit tombe et les malades s'endorment. Seul le Vieux prisonnier veille. Chichkov raconte à son tour son histoire, ponctuée par les cris d'agonie de Luka qui se révélera être le malfaiteur du récit de Chichkov. Son ami Filka Morosov avait déclaré avoir déshonoré une fille du nom de Akulka mais refusait de l'épouser. Chichkov épousa Akulka, battue par ses parents, pour son argent et découvrit la nuit de ses noces qu'elle était vierge et que Filka avait donc menti. Lorsque son mari fut appelé à l'armée, Akulka avoua l'avoir trompé après leur mariage avec Filka parce qu'elle l'aimait plus que tout. Fou de rage, Chichkov l'égorgea. Luka meurt et est emmené au moment où le récit se termine. Chichkov reconnaît en lui Filka qui se cachait sous un autre nom. Le vieux prisonnier incite Chichkov au pardon mais celui-ci maudit le cadavre. Les gardiens viennent chercher Gorjancikov.
Interlude orchestral - décor du premier acte - Le commandant présente ses excuses à Gonjancikov pour l'avoir fait fouetter à son arrivée. On va lui enlever ses fers car il est libéré, sa mère ayant intercédé pour lui. Alyeya est au bord du désespoir de voir partir celui qu'il considère comme son « père ». Gorjancikov quitte le bagne et les prisonniers ouvrent la cage de l'aigle, guéri, qui s'envole. S'lève alors l'hymne à la liberté, puis les gardiens poussent les prisonniers au travail. La vie continue comme avant dans « la maison des morts ».
Photos des différentes productions de De la Maison des morts : album photos n° 11
VIDEO 1 : Final de l'acte I
VIDEO 2 : Final de l'acte III