JACQUES ALESSANDRA : Voilà un écrivain A. Laabi qui n’a jamais cessé d’œuvrer pour inventer sa propre langue son propre langage mais ce qui est intéressant dans les rapports à la langue d’un écrivain c’est que c’est un rapport historique, par exemple la langue française a été imposée et il est évident que le rapport que l’écrivain peut avoir avec la langue française imposée est particulier. C’est un rapport violent. Il n’est pas de même lorsque le langue est choisie. L’espagnol par exemple que Laabi a appris lorsqu’il était en cellule, est une langue qu’il aime. Je ne sais pas…il faudra lui poser la question s’il est capable de créer en espagnol.
Les enjeux de l’utilisation de la langue sur le plan littéraire ne sont pas les mêmes selon que cette langue est imposée ou choisie. Puis même dans le cas d’une langue imposée, ça a évolué aussi. Encore une fois l’exemple de Laabi est flagrant. Il a commencé comme tous les écrivains Maghrébins de sa génération par bouleverser par faire violence à la langue française mais aujourd’hui non. Aujourd’hui bien que ce soit une langue qui reste imposée si on regarde l’histoire, mais elle est apaisée. Donc je pense que c’est ça son évolution. Il est passé d’un engagement à non pas à un désengagement, parce que ce serait renier toutes ses idées, tout ce qu’il a vécu, mais a un dégagement, une libération. Il est libéré. Et étant libéré il utilise le français d’une façon beaucoup plus différente que la langue qu’il utilisait au début.
ABDELLATIF LAABI : Les combats que j’ai menés ne sont pas des combats idéologiques. C’est vrai que je me suis toujours défini comme un écrivain qui a deux casquettes : l’écrivain le poète, celui qui fait son travail littéraire, l’autre casquette étant celle de l’intellectuel citoyen et je ne peux pas séparer ces deux dimensions qui sont au centre de ma vie. Les combats que j’ai menés n’ont rien avoir avec l’idéologie, non. Je suis un veilleur de la condition humaine. Quand l’humanité est touchée quelque part, pas seulement chez moi dans mon pays d’origine, mais partout où l’humain est mutilé ou lorsque la dignité de l’homme est foulée au pied. J’estime que ce n’est pas une question de devoir, c'est-à-dire que je ne peux pas me définir, je ne peux pas concevoir ma vie sans cette vigilance-là, sans cette présence à la souffrance des autres, au combat des autres pour des valeurs sans lesquelles ma vie n’aurait aucun sens. Ces valeurs étant la dignité humaine, la vie, la liberté, l’égalité etc. Et cela n’a rien avoir avec l’idéologie.
Je n’accepte pas que les Palestiniens soient écrasés comme des cafards. Cela me révulse, cela m’empêche de dormir, cela me rend malade. D’abord et avant tout cela travaille en moi, dans mon corps, peut-être même avant ma conscience.
Je vous donne un exemple, quand Florence Aubenas a été kidnappée j’ai écrit un texte parce que je l’imaginais dans une nuit terrible, elle vivait dans une solitude terrifiante, lui écrire c’était pour moi lui dire ‘je suis là’ et cela n’a rien avoir avec l’idéologie. Je ne peux personnellement dissocier la littérature de ce fondement-là. Chaque écrivain est libre de concevoir sa pratique littéraire comme il l’entend, mais moi en tout cas je ne peux pas concevoir de sens à ce que j’écris si je ne suis pas dans cet état de veille permanente, si je ne suis pas capable à chaque fois que la condition humaine est menacée quelque part de tirer la sonnette d’alarme. C’est quelque chose qui est d’abord physique, d’existentiel.
La langue d’un écrivain n’est pas seulement la langue dans laquelle il écrit. C’est vrai que le fait d’avoir écrit dans une langue qui m’a été imposée au départ, de part l’histoire coloniale, c’est une situation différente par exemple de celle d’un écrivain français « de souche » comme on dit, qui écrit en français. Il y a une différence mais après tout, ce n’est pas si important que cela. J’ai une très longue histoire avec la langue française, c’est une langue qui m’a été imposée. Je lui ai tordue le cou à un certain moment pour la maîtriser, pour la mettre au service de mes urgences personnelles ensuite il y a eu une accalmie dans nos relations, c’est devenu très serein. J’ai habité cette langue et cette langue m’a habité à son tour. Mais en même temps je suis quelqu’un d’assez particulier quant au rapport à la langue d’écriture. Vous entendrez souvent des écrivains français ou des écrivains arabes faire des mamours ou des déclarations d’allégeance à la langue dans laquelle ils écrivent. Certains animateurs d’émissions tentent d’arracher absolument à n’importe quel écrivain non français d’origine, l’aveu que le français est une langue merveilleuse, universelle, incroyable et que s’il n’avait pas écrit en français il n’aurait jamais réussi à s’exprimer etc. Cela me révulse. Je ne fais pas allégeance à la langue française. C’est une langue avec laquelle j’ai une histoire qui me permet de faire mon travail d’écrivain, basta, c’est tout. Et je ne fais pas d’allégeance non plus à la langue arabe. Quand j’entends certains écrivains arabes dire que l’identité de l’écrivain arabe c’est la langue, alors moi qu’est-ce que je suis ? Ca ne va pas. La langue n’est pas mon passeport elle n’est pas ma carte d’identité d’autant plus que la langue arabe dans laquelle la plupart des écrivains arabes écrivent aujourd’hui c’est la langue arabe classique ou moderne ce n’est pas ma langue maternelle. Ce n’est pas la langue de mon enfance, de mon milieu traditionnel de la ville de Fès.
Il me semble personnellement que la langue d’un écrivain ce n’est pas simplement le corps, disons la structure linguistique. Personnellement je suis un lecteur féroce, je lis énormément. Je lis les littératures du monde entier avec une prédilection pour la littérature latino-américaine, la littérature japonaise. Je lis énormément et depuis très longtemps. Et il me semble qu’on écrit aussi avec sa culture et notamment sa culture littéraire. Les trois-quarts de votre culture littéraire, de la mienne, ce n’est pas des écrits, des livres qui ont été publiés à l’origine en français. Nous lisons en traduction, davantage que des ouvrages écrits directement en français. Donc, il me semble que la langue d’un écrivain, et ma langue en tout cas, elle s’est construite, enrichie et structurée aussi en fonction justement de tout ce balayage que je fais depuis des décennies dans la littérature universelle même quand c’est traduit.
Tels écrivains Latino-américain ou Tchèques écrivent avec leur langue. Et cette langue d’origine a réussi à transmettre ce qu’elle avait à transmettre même en ayant été traduite. Voilà quelle est ma situation par rapport aux langues, en tout cas je me suis libéré depuis longtemps de cette malédiction qu’on nous a accolée dès le départ quand on a commencé à écrire en français. C’était une malédiction que d’écrire dans la langue qui n’est pas votre langue maternelle qui est la langue de l’exil etc. Je suis très serein sur cette question-là. J’ai mis ces questions derrière moi. Et dans le travail que je fais depuis des années c’est plutôt l’expérience humaine qui est déterminante.
[Lire aussi à Rubrique n° 126]