“The troublesome reign and lamentable death of Edward II, King of England, with the tragical fall of proud Mortimer” de Christopher Marlowe
Jusqu’au 31 Janvier 2009, au théâtre Paris – Villette
Pour plus d'infos : http://www.evene.fr/culture/agenda/edouard-ii-26362.php
Vincent Dissez dans le rôle d'Edouard II amoureux de son Gaveston (copyright Christian Berthelot)
Une tragédie teintée d’accents comiques très politiquement, religieusement et moralement incorrecte, qui traite de l’impossible conciliation du pouvoir et de l’amour.
Elle est interprétée par une jeune et talentueuse troupe qui transmet toute l’énergie du texte de Marlowe, sans l’expurger.
Edouard II, c’est l’histoire d’un roi qui n’aurait jamais dû régner. Appelé sur le trône suite à la mort de ses trois frères aînés, il entend vivre à la cour avec son mignon Gaveston, qu’il fait Comte de Cornouailles, au grand damne des nobles et de la reine, qu’il rabroue et traite de putain. Par la bouche d’Edouard II, Marlowe plaide pour un monde de carnaval, où les parvenus sont couverts d’or et de titres de noblesse, les évêques, traités de « laquais » jetés au cachot, et où le roi se livre sans frein à sa passion homosexuelle. On chercherait en vain des accents de remords façon Phèdre de Racine. Que les nobles, qu’il essaie d’amadouer en leur octroyant des titres inventés pour l’occasion, se partagent son royaume, Edouard II s’en contrefout. Tout ce qu’il désire c’est « un coin pour folâtrer en paix avec [s]on Gaveston ».
Retour d'Isabelle de France en Angleterre, Jean Fouquet, c.1455-60, Paris BNF
Face à Edouard II, Isabelle de France, sa légitime épouse, ne tarde pas à prendre la tête de la révolte des nobles. D’outrage en injure, l’amoureuse éconduite cédera la place à une souveraine digne de Machiavel, sacrifiant tout à la stabilité de l’Etat.
Il s’agit bien d’une réflexion sur le caractère intransigeant et dévastateur du pouvoir : Mortimer, qui s’insurge contre un roi inique pour le bien de l’Angleterre, finit par se muer en tyran, aspirant à gouverner à travers le fils du roi, Edouard III, en qualité de régent. Une exclamation comme « Je suis trop grand pour que la fortune puisse me toucher » pourrait s’appliquer à Marlowe lui-même, auteur à succès, protégé par Elisabeth I ère. Et pourtant Mortimer chute, lui qui avait voulu s’élever plus haut que son rang, profitant des faveurs de la reine. Marlowe connaîtra également une fin aussi indigne d’idiote.
L’ordre triomphera donc, le jeune Edouard III succédant à son père, une fois parvenus avides, nobles tyranniques et reine conspiratrice punis. L’harmonieuse musique des sphères*** pourra de nouveau retentir.
La reine Elisabeth en "primum mobile" dans la 9ème sphère, dessin de John Case (c.1588), extrait de H. Shire, A preface to Spenser, Longman, copyright University Library, Cambridge.
Les costumes et la mise en scène servent la pièce avec discrétion. La robe de velours pourpre d’Edouard II souligne la fragilité du corps au lieu de lui donner de l’ampleur, tandis que le gris austère de celle de la reine fait ressortir le roux de ses cheveux. Roux, un rouge qui ne dit pas son nom, qui se dissimule, se révèle peu à peu.
Caravage, L'Enterrement de sainte Lucie, 1608, Syracuse
Le décor dépouillé met à profit l’architecture toute classique de la salle de théâtre. La rigueur des arches en plein cintre et des pilastres qui les soutiennent est celle qui s’abat sur Edouard II, le forçant à abdiquer, à n’être plus qu’ « une ombre en plein soleil », à croupir dans les égouts du château puis à mourir d’une façon aussi dégradante que barbare. Cette rigueur c’est aussi la grandeur nouvelle d’Edouard, qui endure son martyre sans broncher, comme s’il était déjà mort depuis l’assassinat de Gaveston et la perte de sa couronne. L’obscurité de la scène, faiblement éclairée par des lanternes qui font saillir les muscles des geôliers à la façon de Caravage, accompagne sa nuit autant qu’elle annonce sa mort physique. Allongé en deçà du niveau de la scène, enveloppé dans un drap blanc par un bourreau qui le cajole avant de le tuer, Edouard II semble sorti d’une toile de la dernière période du maître italien, tel L'Enterrement de Sainte-Lucie. Même silence recueilli, même compassion de l’assistance, même ombre qui engloutit tout.
Portrait présumé de Marlowe. La proposition d'identification repose notamment sur la devise "Quod me nutrit me destruit" (ce qui me nourrit me détruit).
Marlowe (1564-1593) est le dramaturge le plus turbulent du théâtre Elisabéthain. Ce contemporain de Shakespeare, homme de lettres, traducteur et accessoirement espion de la reine - à qui il devrait l’obtention de son diplôme, malgré ses absences répétés au Corpus Christi de Cambridge- vient à l’écriture de pièces de théâtre comme beaucoup d’ « University Wits », afin de gagner de quoi manger*.
Autographe de la reine Elisabeth Ière
Cet athée bagarreur et contestataire a juste le temps d’en créer cinq chefs d’œuvres qui popularisent le « blank verse **», avant de recevoir lors d’une rixe dans une taverne, un coup de poignard dans l’œil qui le tue sur le champ. L’auteur était-il un vulgaire ruffian aviné comme ceux dont il s’entourait, ou un ennemi de la nation, les universitaires restent partagés. Certains se demandent même s’il n’aurait pas orchestré sa propre mort, afin d’échapper aux services secrets d’Elisabeth I ère.
Portait d'Elisabeth Ière dit à l'arc-en-ciel (c.1600-02, Hatfield House)
*La fermeture des monastères par Henri VIII privaient les étudiants pauvres des emplois de clercs qu’ils occupaient jusqu’à lors.
**pentamètre iambique non rimé, mètre par excellence de la poésie dramatique Elisabéthaine.
***Théorie médiévale encore en vogue à l’époque Elisabéthaine, qui structure l’univers céleste et terrestre en un système hiérarchisé de sphères. Au sommet, Dieu est le « primum mobile », celui qui met en mouvement l’ensemble des sphères tout en demeurant immobile. De ce mouvement résulte la « musique des sphères », que les désordres politiques du règne d’Edouard II ont à coup sûr peuplée de dissonances.