CHAPITRE II – L’ETRE ET LA FIN DE L’HOMME, FONDEMENTS DE LA CONCEPTION THOMISTE
DU BIEN COMMUN (suite)
1.- Principes ontologiques sur la nature de l’homme
(suite)
A.- jusqu’où parvient la philosophie : l’homme est un animal rationnel, une
personne
Quelle est la vraie nature de l’homme ? Philosophiquement parlant, l’homme est un animal rationnel. Un
animal qui comprend, discourt, raisonne, compare, calcule ; qui admire, rit, parle, progresse. Un animal qui possède une âme rationnelle, c'est-à-dire douée de raison et d’intelligence, par
laquelle il est capable de transcender le singulier et le particulier, le corporel et le spatial auxquels il est lié par les sens, pour étendre son regard à l’universel et au transcendant, à
l’incorporel et au spirituel, à l’éternel, au céleste et au divin.
Dès lors que l’objet appréhendé par l’intelligence humaine est, précisément et positivement, immatériel et
spirituel, il en est de même de l’acte d’appréhension et, par conséquent, de la faculté ou de la puissance qui appréhende, et, finalement, de la forme ou de la nature de celui qui exerce en
propre cette faculté, à savoir l’âme rationnelle ou intellectuelle. Il en est ainsi parce que les actes sont spécifiés par leurs objets propres, et les formes ou natures, par la puissance ou la
capacité la plus élevée d’exercer les opérations les plus hautes sur les objets les plus sublimes. L’âme humaine est, par conséquent, positivement immatérielle et spirituelle, subjectivement
indépendante du corps dans son agir suprême et spécifique, qui est l’intellection, et dans cette mesure dans son propre être également, car l’agir ne peut pas être supérieur à l’être de celui qui
agit.
Il s’ensuit que l’âme humaine est incorruptible et immortelle. Incorruptible, parce qu’elle est essentiellement
simple et immatérielle ; immortelle, parce qu’elle est spirituelle, c'est-à-dire indépendante du corps en son propre être, en son propre exister.
Elle est âme et esprit en même temps. Elle informe et anime le corps humain en tant qu’âme et forme substantielle
de ce dernier, mais, elle le transcende en tant qu’esprit. Selon les termes de saint Thomas, elle n’est pas une forme immergée dans un corps, mais émergeante et transcendante
(1). Sa vie ne s’achève pas avec la mort du corps. L’homme est mortel ; son âme est immortelle.
La vie de l’homme, c'est-à-dire du composé humain d’âme et de corps, est de quarante, soixante, quatre-vingt ou
cent ans ; celle de son âme n’a pas de fin. Sa durée est l’éternité (2).
Dans ces conditions, il est nécessaire de conclure que l’origine de l’âme humaine ne peut résulter d’une
transmutation de la matière ou d’une génération, comme pour les autres âmes inférieures des animaux ou des plantes. Elle ne peut résulter que d’une création immédiate par Dieu même, parce
qu’aucune créature n’est capable de rien créer, au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire de produire une chose dans tout son être, sans matière ni sujet préexistant.
Voilà jusqu’où va, ou peut aller la philosophie ou, ce qui revient au même, la raison humaine par ses propres
forces, à l’égard de la nature humaine considérée en elle-même.
Traduction Hermas.info ©
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Notes et commentaires
(1) « L'âme humaine est une forme unie au corps, sans être cependant sous l'emprise du corps et immergée en lui à l'instar des autres formes
matérielles, (...) elle excède la capacité de toute la matière corporelle » (Question disputées de anima, traduction F. Genuyt,
q. 2c) ; « L'âme humaine est l'acte du corps organisé du fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour toute
puissance ou vertu de l'âme, car celle-ci excède la mesure du corps » (ad 2) ; « L'âme humaine, bien que
forme unie au corps, dépasse la mesure de toute la matière corporelle. Elle ne peut donc être extraite de la puissance de la matière par quelque mouvement ou mutation à l'instar des autres formes
qui sont immergées dans la matière » (ad 12) ; « L'âme humaine possède une opération dans laquelle le corps n'a pas
de part et, de ce point de vue, elle surpasse la mesure du corps. Cela ne l'empêche pas d'être en quelque façon unie au corps » (ad 13) ; « L'âme, bien qu'elle soit unie au corps selon le mode du corps, cependant, du côté par lequel elle excède la capacité du corps, elle possède une nature
intellectuelle. Et ainsi les formes reçues en elle sont intelligibles et non matérielles » (ad 19).
NdT : « Ayant une opération propre - sans avoir besoin de communiquer avec une matière pour pouvoir l'exercer, commente Alain de Libera - l'âme intellective (...) ne tient pas son
être d'un mélange avec la matière. On ne peut donc dire qu'elle vient de la matière par éduction, mais bien seulement (...) qu'elle a "un principe [ou une cause]
extrinsèque". On peut aussi dire qu'elle est "par son [propre] être" (per suum esse). (...) Dire que l'intellect "dépasse [transcende]
entièrement la matière corporelle" ne signifie pas que "l'âme où se trouve l'intellect, dépasse la matière corporelle au point de n'avoir pas d'être dans le corps" ("sic excedat materiam
corporalem quod non habeat esse in corpore"), mais seulement que "l'intellect, qu'Aristote Appelle 'puissance de l'âme', n'est pas l'acte d'un corps". En effet l'âme n'est pas l'acte du corps
"par l'intermédiaire de ses puissances" : elle est "par elle-même l'acte du corps, qui donne au corps son être spécifique" » (A. de Libera, L'unité de l'intellect, de Thomas
d'Aquin, Vrin, 2004, p. 334).
On se reportera aussi aux développements de saint Thomas dans sa Somme contre les Gentils, II, chap. 68 et 69. Ainsi que dans la Somme de théologie, principalement ici : 1, q.
75 a. 2.
(2) On n'insistera jamais assez sur le caractère “positif” de cette conclusion au regard de celles d'autres philosophies ambiantes. Cette philosophie-là est résolument ouverte sur la vie, sur son
dynamisme, sur son sens. “Vivre pour le vivant, c'est son être (esse)”. Cette affirmation d'Aristote n'est pas seulement descriptive. Elle marque, spécialement adaptée à l'homme, que sa raison
d'être est de vivre, et de vivre toujours.