Les guerres puniques

Publié le 01 mars 2009 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

La bataille pour la domination en Méditerranée, qui avait si souvent opposé Grecs et Perses, Phéniciens, Étrusques et Carthaginois, s'acheva pour longtemps après les guerres puniques. Désormais Rome se trouvait en quelque sorte seule au monde à gouverner. Mais il y avait bien plus : en cette année 146, qui marquait la fin des conflits, c'était une ville tout entière qui disparaissait dans les flammes, comme jadis Troie sous l'assaut des Grecs. Carthage, l'ancienne colonie de Tyr, fondée, selon la légende, sept siècles auparavant dans le grand mouvement migratoire qui avait conduit tant de peuples d'Orient en Occident, Carthage venait de succomber, et, dans ce saccage, ses archives étaient anéanties, sa belle bibliothèque dévastée et dispersée. Ainsi vécut-elle le sort des vaincus : celui de ne survivre que dans - et selon - la mémoire et la langue des autres.

Sur les trois guerres qui opposèrent Carthage et Rome de 264 à 146, ces guerres dites puniques, du nom latin Poeni par lequel les Romains désignaient leurs rivaux, les sources sont en effet ou grecques ou romaines. C'est d'abord le Grec Polybe qui nous renseigne le plus : arrivé comme otage à Rome en 167 et présent lors du sac de Carthage en 146, il porte un témoignage exceptionnel sur toute la période. Avec lui, l'histoire politique se fait réflexive et universelle - à la mesure de son projet : raconter les étapes de l'unification du monde par la conquête romaine. Il y a aussi Tite-Live, historien latin (64 av.-17 apr. J.-C.), dont nous est parvenu le récit détaillé de la guerre d'Hannibal. Il y a encore Appien d'Alexandrie, qui vécut au IIe siècle de notre ère et dont la narration suit une tradition assez différente de ses prédécesseurs. Entre Polybe et Appien, avant et après, de nombreuses pages furent écrites sur le sujet dans les histoires de Rome ou les histoires universelles, dans les monographies sur l'Afrique ou les biographies d'hommes illustres. Mais de cette abondante littérature ne nous sont parvenus le plus souvent que des fragments ou de simples allusions: : tel est le cas des Annales de Q. Fabius Pictor ou de L. Cincius Alimentus, qui prirent part à la guerre d'Hannibal, des Histoires du Lacédémonien Sosylos d'Élis, qui fut le professeur de grec d'Hannibal, de l'ouvrage de Philinos d'Agrigente, qui vécut lors de la première guerre punique, du Siciliote Silenos de Kalè Aktè, qui fut l'un des compagnons d'armes d'Hannibal, ou enfin de Chairéas, dont on ne connaît que le nom.


Tous les auteurs ne s'accordent pas sur les responsabilités des belligérants, tous ne suivent pas les mêmes versions des conflits, mais tous manifestent une grande admiration aussi bien pour Rome que pour Carthage. Ce qui frappe leur imagination, c'est l'ampleur des opérations militaires, le prestige des généraux - les Scipions du côté romain, et, du côté carthaginois, Hamilcar Barca et son fils Hannibal, «le plus grand général qui ait jamais existé» ; c'est aussi l'acharnement avec lequel Carthage refit chaque fois ses forces, avant d'être définitivement anéantie. Un choc de Titans, tel fut, à leurs yeux, ce triple conflit qui allait entraîner dans le fracas des armes tant d'autres Etats, tant d'autres cités et qui allait changer la face du monde : désormais, non seulement l'Occident prenait place dans une histoire jusque-là dominée par l'hellénisme, mais il le dominerait.

Le monde méditerranéen avant les guerres puniques

Au début du IIIe siècle avant notre ère, le bassin méditerranéen était donc loin d'être unifié. À l'Est s'imposaient quatre grandes monarchies territoriales héritières de l'empire d'Alexandre: la Macédoine contrôlait plus ou moins les cités grecques; le grand royaume de Syrie englobait aussi bien l'Anatolie méridionale que l'Asie centrale et touchait à l'Inde, l'Égypte avait étendu son influence sur Chypre, Cyrène et la Syrie méridionale (Coelé-Syrie, Palestine et Phénicie), enfin le petit royaume de Pergame formait comme une enclave en Asie Mineure. Près de ces puissances, les royaumes du Pont, de la Bithynie, de la Cappadoce et de l'Arménie restaient au second plan. En Grèce proprement dite, coexistaient de manière conflictuelle des confédérations de cités et de peuples (principalement la ligue étolienne, dont le centre religieux était Delphes, et la ligue achéenne, qui regroupait une grande partie des cités du Péloponnèse) et des cités indépendantes, comme la république de Rhodes ou Délos. Et entre cités, entre royaumes, entre royaumes et cités les luttes étaient incessantes, les cités revendiquant leur autonomie, les royaumes cherchant à étendre leur domination territoriale.

À l'Ouest, Carthage, fondation phénicienne dont les sources grecques soulignent le caractère oriental, avait multiplié les « échelles » tout au long de la côte nord-africaine, et constitué une véritable zone d'influence (épicratie, disent les textes grecs) dans le bassin occidental de la Méditerranée, où elle exerçait son monopole marchand: au sud et sud-est de l'Espagne (Gadès, Malaga, Abdère, Baria), à Malte, et en Sardaigne depuis le vie siècle, dès le Ve aux Baléares sur l'île d'Ibiza. En Corse, la cité avait peu à peu repris son pouvoir, après avoir chassé les Phocéens, dont la piraterie menaçait les côtes italiennes et sardes (bataille d'Alalia vers 540/535). En Sicile, enfin, les Carthaginois avaient été en conflit permanent avec les cités grecques du Centre et de l'Est (Agrigente et Syracuse notamment), un conflit comparable, selon Diodore de Sicile (XI, 20 suiv.), à celui que Grecs et Perses connurent en Méditerranée orientale. Après une cuisante défaite infligée à Himère en 480 par Gélon, tyran de Syracuse, ils étaient intervenus à nouveau en 408-405, à la faveur de luttes intestines entre les Grecs, et avaient rasé Himère, pillé Agrigente, assiégé Géla. Ce « retour » en force des Carthaginois avait favorisé la réapparition de tyrans dans de nombreuses cités, notamment à Syracuse : ainsi Denys l'Ancien, s'érigeant en libérateur de la Sicile et en protecteur de l'hellénisme en Italie du Sud, cherchant peut-être à construire un vaste empire occidental, avait constitué une armée de mercenaires, composée d'Ibères, de Celtes et de Campaniens, et mené trois guerres contre Carthage, pour signer finalement un traité, en 374, par lequel les deux puissances reconnaissaient leur zone d'influence respective, délimitée par le fleuve Halykos. À la mort de Denys, d'autres chefs avaient repris la lutte et tenté de construire l'unité des Grecs en Sicile pour expulser les Carthaginois : à la suite de Timoléon de Corinthe (344-337), Agathocle (317-289) conçut même le projet de porter la guerre en Afrique - mais après trois ans de ravages il signa en 306 un nouveau traité avec Carthage. Enfin, en 280 encore, Pyrrhus, roi d'Épire, qui avait débarqué en Italie du Sud à l'appel de Tarente pour tenter à son tour de sauver l'hellénisme contre Rome cette fois, s'était aventuré en Sicile à l'appel des Grecs; malgré quelques victoires non négligeables, il avait dû lui aussi renoncer à abattre la puissance carthaginoise.

Dans le reste du bassin occidental de la Méditerranée, les Phocéens avaient également accru leur présence. Ils étaient installés depuis le VIe siècle en Corse, en Espagne et en Gaule du Sud, où ils avaient fondé Marseille. Au Lue siècle, cette cité indépendante, en luttes continuelles avec les indigènes, était devenue le centre des forces phocéennes d'Occident. Elle avait étendu son influence en Gaule du Sud, en créant des relais économiques à l'est et à l'ouest du Rhône (Agde, Olbia, Arles, Antipolis, Nikaia...), et formé un vaste empire commercial en Gaule et en Espagne où elle avait par deux fois vaincu les Carthaginois, dans la seconde moitié du VIe siècle et en 490.

Enfin, autre puissance, la République romaine, qui saluait en Marseille son alliée, avait, par la prise de Tarente, en 272, achevé la soumission de presque toute l'Italie. Dans la péninsule, véritable mosaïque de peuples, de cultures, de langues (étrusque, grecque, latine, osque, etc.) coexistaient désormais des statuts différents: il y avait ceux que Rome avait fait rentrer dans la citoyenneté romaine et les «alliés», qui avaient dû signer avec elle des traités souvent inégaux et parmi lesquels les Latins jouissaient d'un statut privilégié. Rome avait par ailleurs jalonné sa progression militaire par la création de colonies - autant de foyers de romanisation et de têtes de pont sur le territoire péninsulaire.

Sur le plan intérieur

À la veille de son affrontement avec Rome, Carthage connaissait des transformations politiques majeures : selon Polybe, suivi par Diodore de Sicile, son régime politique, dont Aristote avait loué le caractère équilibré, tendait vers une forme plus populaire sous l'influence de la famille des Barca, sans aucun doute très ouverte aux influences helléniques. Certains historiens modernes n'ont pas hésité même à parler d'une «révolution sociale» animée par les Barca et rappelé leurs relations conflictuelles avec les Hannonides, famille dominante depuis le IVe siècle. Il reste toutefois difficile de mesurer très précisément la nature des institutions carthaginoises (le peuple avait-il vraiment part au gouvernement de la cité, comme le laisse croire Aristote ?) et le projet politique d'Hamilcar. Tout au plus peut-on, avec les sources, souligner l'affrontement entre les deux familles, ainsi que le poids souvent considérable de l'opinion populaire dans cette cité punique. Un poids dont l'historien grec Appien montre à plusieurs reprises les effets catastrophiques sur l'évolution des conflits.

Les sources s'entendent en revanche à décrire Carthage comme l'une des villes les plus riches - ce qu'elle demeura jusqu'à l'époque de sa destruction en 146 - et les plus puissantes du monde. Son empire, écrit Appien, « devint, par sa puissance militaire, capable de contrebalancer celui des Grecs, et par ses ressources financières, il venait juste après celui des Perses » (Livre africain, 6). Fondée sur l'agriculture et surtout sur l'arboriculture - célèbres étaient les vergers de Carthage -, sa vitalité économique était due surtout au commerce et au dynamisme de sa politique de colonisation, qui bénéficiait en retour aux régions sous contrôle punique : des fouilles entreprises à Kerkouane (ou Dar es Safi) ont révélé les splendeurs d'une ville ancienne, véritable « Pompéi africaine »...

En Italie, au contraire, à l'exception de la Campanie dont les intérêts commerciaux sont même, pour certains historiens modernes, à l'origine de la première guerre punique, l'économie rurale domine, fondée sur la petite propriété d'autosubsistance, base du recrutement militaire. C'est de là que la République romaine tire sa force, dans cette armée recrutée à la fois parmi les citoyens (4 légions de 300 cavaliers et 4.200 fantassins chacune environ) et les alliés italiens, tous propriétaires. Une situation qui tranche avec celle de Carthage, comme de l'ensemble du monde grec occidental qui connaît un déclin des années civiques : avec ses sujets, ses alliés et surtout ses mercenaires pour soldats, l'armée carthaginoise, bien qu'encadrée par des citoyens, est inférieure à sa rivale; en revanche elle possède une flotte nombreuse et rapide, ainsi qu'une tactique efficace - celle des grands royaumes hellénistiques, qui fait un usage redoutable de la cavalerie et des éléphants.

Les origines de la guerre

Rien ne semblait disposer Rome et Carthage à entrer en conflit. Entre ces deux États existaient de longue date des relations d'alliance militaire et de commerce, sanctionnées par plusieurs traités. En 264, pourtant, les Romains, passant en Sicile à l'appel des gens de Messine, déclenchent un conflit de plus de vingt ans avec les Carthaginois, ce qu'on a appelé la première guerre romano-punique. En agissant ainsi, enfreignaient-ils les traités ? Les Romains étaient-ils responsables de cette guerre de Sicile ?

Les textes antiques divergent sur la date et le nombre de ces traités, ce qui a suscité, jusqu'à nos jours, de nombreux débats, mais nous suivrons ici la tradition la plus largement acceptée, qui place le premier traité en 509, au début de la République romaine, et d'autres ensuite en 348, en 306 et enfin en 279-278, lors de l'intervention de Pyrrhus.

Par les traités, deux zones d'influence s'étaient clairement dessinées en Méditerranée occidentale, celle de Carthage sur l'Afrique et la Sardaigne et celle de Rome sur l'Italie, d'où les Romains avaient sans doute quelques raisons d'éloigner les Carthaginois : ceux-ci y avaient, à plusieurs reprises, noué des liens, en recourant à des alliances (comme en 383 contre Denys) ou en recrutant des mercenaires campaniens.

Le point obscur de ces relations diplomatiques, c'est la Sicile. On ne sait avec certitude si une clause reconnaissait l'autorité punique sur l'île tout entière ou sur la partie occidentale de l'île - auquel cas les Romains, en entrant à Messine, ne rompaient pas leur serment -, et surtout si elle interdisait explicitement à Rome d'y intervenir, comme l'Italie, du moins la partie où Rome avait étendu son hégémonie, était interdite aux Carthaginois. Si l'on en croit l'historien Philinos d'Agrigente, ces deux derniers points étaient contenus dans le traité de 306, signé alors que Rome combattait les Étrusques et que les Carthaginois étaient en guerre contre Agathocle de Syracuse, allié à la ligue étrusque : mais Polybe, qui cherchait à disculper les Romains, contestait cette version des faits et allait jusqu'à nier l'existence de ce traité (III, 26 ; 28). Quant aux historiens romains (Tite-Live, mais aussi Dion Cassius, Orose), ils ne contestaient pas le traité, mais ils rappelaient que Carthage avait la première bafoué les accords lorsqu'en 272, elle avait fait avancer sa flotte dans les eaux de Tarente, peut-être pour soutenir les Tarentins au moment même où les Romains assiégeaient la ville : un épisode probablement inventé pour disculper Rome.

Aujourd'hui, les historiens ont tendance à se rallier à la position de Philinos. Il semble bien que, par le traité de 306, les Carthaginois trouvaient en Rome une alliée susceptible de reconnaître leur autorité sur la Sicile, tandis qu'eux-mêmes lui en reconnaissaient une sur l'Italie. Carthage poursuivait ainsi la politique de délimitation des aires d'influence qu'elle avait menée, entre le VIe et le IVe siècle avec Marseille en Espagne et avec les Grecs en Sicile et en Italie du Sud. Quant à Rome, elle entrait dès lors vraiment dans l'histoire du bassin méditerranéen.

La guerre de la Sicile

Messine était occupée par d'anciens mercenaires campaniens d'Agathocle, tyran de Syracuse. À la mort de ce dernier (en 289), suite à un violent conflit avec les citoyens de cette cité, ils avaient reçu l'ordre de quitter la Sicile, maisavaient été accueillis comme amis et alliés par les gens de Messine. Après avoir massacré ou expulsé leurs hôtes, ils s'étaient emparés de la ville et avaient pris le nom de Mamertins (« les hommes de Mamers » (Diodore de Sicile, 21, 18). Un nouvel État s'était donc imposé dans l'île, auquel tous les Grecs étaient hostiles. Les Mamertins avaient ensuite étendu leur domination sur le nord-est de la Sicile, collaboré même avec Carthage contre Pyrrhus et mené des actions de brigandage jusque sur le territoire de Syracuse. En 274, les Syracusains, dirigés par leurs stratèges Hiéron et Artémidore, signèrent un traité avec les Carthaginois, au terme duquel ces derniers devaient les assister dans leur lutte contre les Mamertins et en 264, ils assaillirent les Mamertins, qui sollicitèrent l'aide des Romains. Les Romains auraient hésité : quelques années auparavant, en 270, ils avaient, pour apparaître comme les protecteurs des Grecs d'Italie, mené une dure répression contre les Campaniens qui s'étaient emparés de force de la cité de Réghion. Toutefois, le Sénat romain dépêcha une troupe d'inspection au sud de la péninsule et confia au consul Appius Claudius Caudex le soin de juger sur place.

Après de vains échanges diplomatiques, Appius Claudius décida d'engager le combat et débarqua à Messine. Sorti vainqueur de la bataille, il poursuivit les ennemis et mit le siège devant Syracuse. L'année suivante, Hiéron dut signer la paix, mais la guerre ne cessa pas pour autant ; et tandis que les Carthaginois renforçaient leur présence en Sicile, les Romains s'emparèrent en 261 d'Agrigente. Dès lors, ce fut l'escalade. Après avoir simplement voulu aider les Mamertins, les Romains cherchèrent à chasser les Carthaginois de l'île tout entière. Étaient-ils pris soudain d'une soif effrénée de domination et cette décision marquait-elle, comme le croit Polybe, le début de l'impérialisme romain ? Ou bien étaient-ils attirés par la perspective du butin et les bénéfices économiques de la conquête? Ou plutôt se rendirent-ils  compte du rôle stratégique de cette île dans la défense de l'Italie ? Sans doute valait-il mieux menacer Carthage qu'être menacé par elle et, dans ce jeu, la Sicile jouait un rôle considérable. Si tel fut le cas, la guerre de Sicile (ou première guerre punique) fut bien une guerre défensive ou préventive, non une guerre de conquête.

Ce nouveau dessein modifia rapidement leur stratégie. Pour porter un coup définitif à la puissance carthaginoise, ils déplacèrent le front de guerre de la terre à la mer et construisirent une flotte gigantesque : 100 quinquérèmes et 20 trirèmes. Une nouvelle tactique, dite du « corbeau », résolvait par ailleurs les difficultés rencontrées dans la manœuvre des navires. Le corbeau était une sorte de grappin muni de passerelles qu'on plantait dans le bateau ennemi ; à la différence de l'éperon utilisé par les Carthaginois, comme en témoignent les épaves puniques découvertes au large de Marsala, il permettait l'abordage: l'on combattait ainsi sur les ponts des navires... comme sur terre.

Désormais les combats décisifs eurent lieu sur mer : en 260 à Mylae, en 258 à Sulci, en 257 à Tyndaris, et surtout, coup de grâce pour les Carthaginois, en 241 aux îles Égates. Rome, qui avant la guerre contre Carthage ne disposait que d'une petite flotte, devient la plus grande puissance navale de l'Antiquité et elle le demeurera longtemps. Ce n'est pas un hasard si Hannibal en 218 choisit la route terrestre pour attaquer l'Italie

La guerre d'Afrique

Les batailles navales n'eurent cependant pas immédiatement le succès escompté et les pertes humaines furent importantes sans compter les naufrages, causés par les tempêtes. D'où la décision des Romains, dès 256, de passer en Afrique, croyant, comme jadis Agathocle de Syracuse, porter là le coup décisif. En 256, la victoire du cap Ecnomos sembla leur en ouvrir la voie. Mais l'épisode africain, qui débuta de manière favorable, s'acheva par la défaite du consul Marcus Atilius Regulus contre le spartiate Xanthippe, qui dirigeait les troupes carthaginoises. Suivirent pour les Romains succès (prise de Palerme en 250) et revers (désastre de Drépane en 249), tandis qu'à partir de 247 Hamilcar Barca organisait en Sicile une résistance efficace. C'est seulement parce que la bataille des îles Égates en 241 détruisit la flotte carthaginoise que Carthage, épuisée par vingt années de guerre, accepta de signer la paix avec C. Lutatius Catulus, mais Hamilcar, lui, ne s'avouera jamais vaincu.

Au terme du traité, Carthage restait indépendante, mais devait évacuer la Sicile et les petites îles voisines, libérer les prisonniers romains et payer une indemnité de deux mille deux cents talents. En Sicile, désormais, trois statuts coexistent : à côté du royaume de Syracuse, allié aux Romains, et de quelques cités libres (Messine, par exemple), les Romains prennent la place des Carthaginois et créent bientôt leur première province, avec un gouverneur militaire à sa tête.

La défaite provoqua en Afrique une véritable « révolution » que Flaubert a racontée dans Salammbô. Aux mercenaires, qui réclamaient leur solde non payée, s'associèrent bientôt les Libyens, paysans asservis, poussés au désespoir par l'énormité des tributs et la cruauté des Carthaginois. Il fallut quatre ans aux généraux Hannon et Hamilcar pour mettre fin à la révolte. Cependant Rome, répondant à l'appel d'autres mercenaires de Carthage, s'emparait par ruse de la Corse et de la Sardaigne et imposait à Carthage un tribut supplémentaire de mille deux cents talents. Une félonie, dont toutes les sources soulignent le caractère honteux.

Au terme de ce conflit, Carthage avait perdu ses principales possessions en Méditerranée occidentale. Il ne lui restait qu'une voie d'expansion : l'Espagne. Depuis Gadès, elle contrôlait depuis longtemps le sud du pays, exploitant notamment les mines d'Andalousie. C'est au renforcement de la présence carthaginoise dans cette province que, dès 237, va s'attacher Hamilcar, suivi de son gendre Hasdrubal et de son fils Hannibal, âgé de 9 ans, à qui il avait fait jurer, dit-on, une haine éternelle aux Romains.

Le déclenchement de la deuxième guerre punique

L'activité d'Hamilcar en Espagne avait dès 231 alerté les Romains, mais à sa mort, en 226, Hasdrubal, qui venait de fonder la colonie de Carthago Nova, adopta une politique plus prudente et signa avec eux un accord, unilatéral selon Polybe, qui fixait au sud de l'Èbre l'influence carthaginoise : Rome se préservait ainsi d'une éventuelle alliance entre Carthaginois et Gaulois. À la mort de son beau-frère en 221, Hannibal se montra plus intransigeant et en 219 assiégea Sagonte, ville qui bénéficiait sans doute d'un traité d'alliance avec Rome. Les Romains étaient alors occupés sur le front illyrien où, après avoir vaincu en 229 la reine Teuta, protectrice des pirates en Méditerranée, ils combattaient Demetrios de Pharos qui gouvernait le royaume et pillait les possessions romaines d'Illyrie. Ainsi, pris par ces affaires, les Romains se contentèrent dans un premier temps d'envoyer à Carthage un ultimatum et ils attendirent plusieurs mois avant d'organiser une intervention en Espagne. Pendant ce temps, en mai 218, Hannibal s'emparait de Sagonte, franchissait l'Èbre et prenait la route des Pyrénées en direction de l'Italie avec 50.000 fantassins, 9.000 cavaliers et 37 éléphants.

L'épopée d'Hannibal

En engageant le conflit contre Rome au départ de l'Hispanie, la stratégie d'Hannibal fut à la fois italienne et internationale.

Hannibal comptait surprendre les Romains par les Alpes, les forcer à engager très vite le combat, s'allier aux Gaulois de Cisalpine et « libérer » l'Italie de Rome, afin de rendre à sa propre cité la suprématie perdue et de dissoudre la confédération romano-italique. Comme le souligne Polybe, pour la première fois dans l'histoire, la péninsule italienne devenait un enjeu pour la domination en Méditerranée. Ce qui étonne le plus dans cette stratégie, c'est qu'elle suppose une connaissance précise de la situation italienne : d'une part l'hostilité de ces Gaulois de Cisalpine, dont Rome avait refoulé l'invasion à partir de 225 et qu'elle contrôlait grâce à la fondation en 218 de deux colonies, Crémone et Plaisance (mais la Gaule Cisalpine ne sera pacifiée que vers 170) ; et d'autre part les rapports ambigus, parfois difficiles, que les Romains entretenaient avec leurs alliés de la péninsule, les régions samnites et la Grande-Grèce notamment.

Après avoir franchi les Alpes par le col du Clapier, entre le mont Genèvre et le mont Cenis - quinze jours de marche dans une bousculade effrénée d'hommes et de bêtes, à subir le harcèlement des montagnards, à suivre des chemins impraticables, à lutter contre le froid et la faim -, Hannibal parvient vers la mi-octobre à Turin avec seulement 20.000 soldats, 6.000 cavaliers et 21 éléphants. Selon les informations données par Polybe, les forces romaines, elles, dépassaient 700.000 fantassins et 70.000 cavaliers. Une supériorité numérique, donc, qu'Hannibal allait compenser par son génie militaire. Le général carthaginois est reçu en libérateur par la majorité des Cisalpins. Profitant de la surprise des Romains, il remporte un premier succès au Tessin en 218, puis une série de victoires qui jalonnent sa descente vers le sud de l'Italie : en 217 à la Trébie et au lac Trasimène et, en 216, à Cannes en Apulie - le plus grand désastre subi par les Romains : non seulement la cavalerie carthaginoise leur inflige des pertes énormes (sur les 80.000 soldats romains et alliés, seuls 14.500 survécurent ou échappèrent à la captivité), mais ils perdent une ville essentielle à leur propre ravitaillement. Hannibal aurait alors pu marcher sur Rome; il y renonce pour mener à bien sa politique d'alliance avec les Italiens : une partie des Samnites passe dans son camp, mais surtout plusieurs cités campaniennes, dont la plus importante, Capoue, en 216, à qui il a promis de devenir la capitale d'une Italie délivrée de Rome et qui l'accueille avec allégresse.

Hannibal n'avait pas eu de mal à entraîner les Romains dans des batailles successives. À Rome, le commandement était annuel et les consuls, avides de gloire, cherchaient à achever les guerres avant la fin de leur mandat. C'est seulement après une série de défaites et des pertes gigantesques qu'ils finirent par adopter la stratégie du général Q. Fabius Maximus : éviter tout affrontement avec Hannibal, le priver de ses sources d'approvisionnement en pratiquant la politique de la « terre brûlée», afin de reprendre des forces, bref temporiser - d'où le surnom de cunctator, le « temporisateur », qui revint au général romain.

Cette stratégie, qui avait aussi pour but de récupérer les villes transfuges, permit à Rome de se relever rapidement : de 8 légions en 216 l'armée romaine passa à 25 en 212-211. Pour Hannibal, qui combattait en pays hostile, la guerre fut au contraire de plus en plus dure. Sa politique d'alliance n'eut pas le succès prévu : la présence dans ses rangs de tribus gauloises, du reste insuffisante, inquiétait les Italiens qui, de manière générale, restèrent plutôt fidèles à Rome. Contraint par ailleurs de maintenir des troupes en Espagne, il se trouvait dans l'impossibilité de recevoir du renfort en raison de la domination maritime de Rome. Enfin, se présentant en libérateur, il ne pouvait pas trop exiger de ses alliés et, pour financer ses campagnes, il dut attaquer les villes qui refusaient de trahir et sa cruauté à l'égard de celles qui lui résistaient, comme ce fut le cas à Nucérie ou Herdona, devint légendaire. Aussi, de nombreuses communautés d'Apulie, de Grande-Grèce et de Campanie le rejoignirent davantage par obligation que par conviction. La guerre d'alliances fut catastrophique pour l'Italie du Centre et du Sud, les deux partis se livrant à des actes d'une violence extrême: déportations, exécution des dirigeants, destruction de récoltes, tel était aussi le sort que les Romains réservaient à ceux qui avaient choisi le camp adverse, comme la cité de Télésia. Ce fut aussi le sort de Capoue quand elle fut reprise par les Romains en 211 ; mais la cité rebelle subit en plus le dernier des outrages : elle fut privée de tout son territoire et réduite au simple rang de ville.

La prise de Tarente en 212 fut un des derniers grands succès d'Hannibal. À partir de cette époque, la situation se détériora pour lui, Rome regagnant peu à peu ses alliés. La défaite d'Hasdrubal en 207 sur le Métaure, en Ombrie, marque un autre tournant: n'ayant pas réussi à rejoindre l'armée de son frère qui arrivait par le nord de l'Italie, Hannibal dut reculer vers l'extrême sud, dans le Bruttium, puis en 203 fut rappelé en Afrique.

Une guerre « mondiale »

Pendant qu'il ravageait l'Italie, Hannibal maintenait des troupes en Sardaigne et dans la péninsule Ibérique, où les Romains finirent par l'emporter en 206 grâce aux succès de P. Cornelius Scipio, le futur « Africain», alors âgé de 28 ans. Par ailleurs, il négociait l'ouverture d'autres fronts en vue d'affaiblir Rome : en 215 (peut-être dès 217-216), il sollicita le roi Philippe V de Macédoine, lequel voyait ainsi naître l'occasion de repousser les Romains hors d'Illyrie : cette intervention eut toutefois peu d'effets. En 215 encore, il décida les Syracusains à passer dans le camp carthaginois ; mais trois ans plus tard, malgré les géniales inventions balistiques d'Archimède, Syracuse succombait. L'ancien royaume de Hiéron fut intégré à la province de Sicile et Pacifiée par M. Valerius Laevinas. Enfin, à partir de 204, la guerre fut portée en Afrique, selon les plans de Scipion, le vainqueur d'Espagne.

L'Afrique du Nord était alors divisée en trois parties à l'ouest du territoire de Carthage : le royaume des Maures, qui dans cette guerre ne jouera aucun rôle, et les deux royaumes numides rivaux, celui des Masaesyles, alors le plus puissant, dirigé par Syphax, et celui des Massyles, dont le roi Gaia, mort en 206, laissait un successeur, son fils Masinissa. Depuis l'Espagne, déjà, Scipion avait recherché l'alliance des Numides. Mais Syphax avait finalement choisi en 206 le camp de Carthage, scellant ce choix par son mariage avec Sophonisbe, la fille d'Hasdrubal. Masinissa, en revanche, dont le territoire était menacé par son puissant voisin, devint pour longtemps l'allié des Romains. C'est lui qui fit pression pour une invasion en Afrique et c'est en partie à son appui que Scipion dut ses succès lorsqu'il débarqua à Utique : Masinissa mettait à la disposition des Romains sa connaissance des lieux, ses alliances et sa redoutable cavalerie. C'était un atout d'autant plus précieux que Scipion avait inventé une nouvelle technique de combat, qui allait servir plus tard dans les affrontements avec les monarchies hellénistiques: mettant à profit la formation de combat des légions en trois rangs de manipules (hastati, principes et triarii), il avait eu l'idée de donner à chaque rang une autonomie, ce qui lui permettait de porter plusieurs coups en même temps à l'adversaire ; dans ce contexte, les cavaliers berbères de Masinissa augmentaient considérablement sa force de harcèlement.

Arrivé en Afrique, Scipion remporta donc une série de victoires jusqu'à la bataille de Zama en 202, où il écrasa Hannibal. L'entrevue des deux chefs, à la veille de l'affrontement, constitue un morceau de bravoure chez Tite-Live (XXX, 30-31, 9) et Polybe (XV, 1, 6-8). Appien se contente de quelques lignes expéditives (Livre africain, 39, 163) : plus importants sont pour lui les dispositifs préalables, les mouvements des éléphants, de la cavalerie et le choc interminable des armées et de leurs chefs, jusqu'à la fuite d'Hannibal à la faveur de la nuit.

La paix imposa cette fois à Carthage de livrer presque toutes ses quinquérèmes et tous ses éléphants, d'évacuer l'Espagne, les territoires non puniques d'Afrique et de payer un tribut de dix mille talents. Il lui était en outre interdit de faire la guerre sans le consentement de Romains. Scipion permettait donc à Carthage de maintenir son indépendance, mais il la mettait à la merci de son voisin Masinissa, sorti grandi de la guerre à la suite de l'anéantissement du royaume de Syphax. De son côté, Hannibal rechercha un temps l'alliance d'Antiochos de Syrie, puis celle du roi de Bithynie, qui le trahit, le contraignant au suicide.

Les effets de la deuxième guerre punique

La deuxième guerre punique avait provoqué une peur extraordinaire et marqué les esprits par la longueur des opérations, l'énormité des sacrifices, l'étendue des dégâts, et ses conséquences sur la société romaine furent tout aussi considérables. Si le consensus autour du sénat s'était renforcé, la guerre avait révélé l'existence d'une opinion publique capable de s'imposer - de donner, par exemple, en 210 le commandement des troupes d'Espagne au jeune Scipion âgé de 24 ans seulement -, mais aussi l'inadaptation relative des institutions à la politique impérialiste, qui avait conduit à de nombreuses entorses à la légalité institutionnelle, dans l'attribution des commandements militaires notamment. La guerre avait révélé aussi l'état de la confédération italique: sans doute les alliés avaient-ils pour la plupart fourni une aide militaire et financière considérable en hommes, argent, matières premières et ils avaient, indéniablement, subi les plus grands dommages; mais certains avaient trahi et le climat psychologique se détériora.

Plus graves encore furent les effets démographiques et économiques du conflit. Les pertes et les ravages causés par l'occupation de l'Italie, la multiplication des campagnes militaires provoquèrent une crise de la petite paysannerie, qui s'accompagna d'un exode rural vers les villes et surtout vers Rome, désormais la ville la plus peuplée de la péninsule. Sans doute cette crise a-t-elle été parfois surévaluée par les modernes, mais on ne peut nier sa réalité, notamment en Italie du Sud, où le phénomène fut amplifié par les confiscations de terres imposées par les Romains aux cités qui avaient fait défection. Ces terres confisquées passèrent dans le patrimoine foncier romain, l'ager publicus, et furent progressivement accaparées par de riches propriétaires. L'afflux de la main-d'œuvre servile, autre conséquence des conquêtes, leur permit d'y développer l'élevage ou de constituer de grandes propriétés fondées sur la monoculture, ce qu'on appellera sous l'Empire des latifundia. Ainsi, les guerres puniques et la politique impérialiste qui s'ensuivit avaient en partie modifié les structures économiques de l'Italie traditionnelle.

Claudia MOATTI (à suivre)