Le manuel d’utilisation

Publié le 01 mars 2009 par Gregory71

On reproche souvent aux arts faisant usage de l’informatique d’exiger des explications pour être accessibles, c’est-à-dire perceptibles et pensables. Ce reproche adressé au manque d’immanence pourrait pourtant porter tout aussi bien sur l’ensemble de l’art contemporain et de l’art classique. On sait combien il relève d’une certaine compréhension de la perception comme immédiateté: l’oeuvre devrait se donner par elle-même, en elle-même, l’explication, le cartel, la notice seraient autant de preuve de son échec et de son impuissance à “dire” ce qu’elle a à “dire”.

Ce qui est fort étonnant est que cette critique semble plus profonde et fondamentale pour les arts proches du numérique. Les explications portent principalement sur la production de l’oeuvre et par production nous entendons deux éléments. Premièrement la production par l’artiste d’un objet déterminé dans un atelier, deuxièmement la production continuée de l’oeuvre au moment même de l’exposition, c’est la question du temps réel, l’oeuvre se produisant à partir d’un programme. Or, si on ne perçoit pas toujours intuitivement le mode de fonctionnement de l’oeuvre, à moins que celui-ci intègre de façon explicite des informations sur ce sujet (c’était un peu l’enjeu de la notion de pégagogie dans l’interactivité chez Jean-Louis Boissier, une forme spécifique d’automonstration), ceci ne veut pas dire qu’on ne perçoit rien. Pourtant l’attention du spectateur est encore suspendue à un savoir-faire artisanal posant la question du “comment c’est fait”. L’omniprésence de cette question désigne moins la médiocrité des arts numériques que la puissance idéologique des technologies qui soumettent l’accès au sensible à la question d’une causalité.

Toute proposition artistique est immanente et transcendante, endogène et exogène. Elle porte en elle-même quelque chose, que pour notre part nous pensons être des lacunes que chaque auditeur peut investir à sa façon. Et dans le même temps est elle autre qu’elle-même, elle a une ligne de fuite qui l’excède. Ceci peut être un discours, un concept, un contexte déterminé, etc. Toutefois, la transcendance ici n’a pas de supériorité sur l’immanence, ce sont simplement deux voies parallèles, se rejoignant parfois, bifurquant à nouveau, cheminant chacun de son côté. Plus encore, transcendance et immanence n’existent que dans leur réciprocité impaire. On peut percevoir l’Annonciation de Fra Angelico, mais notre perception est bien évidemment modifiée si elle est associée à une connaissance historique, iconologique, théologique, etc. On peut percevoir Guernica de Picasso, mais notre perception est modifiée si elle est informée du contexte de la guerre d’Espagne et de l’image imprimée qui a inspirée cette oeuvre. Il n’y a pas lieu de penser que ces connaissances sont nécessaires à la perception, car elles sont elles-mêmes des perceptions. Il n’y a pas à hiérarchiser mais à approcher les singularités perceptives, à les comprendre non grâce à une échelle valeur unique, c’est-à-dire en fin de compte une autorité, mais selon des échelles spécifiques liées à leur contexte propre.

Ceci peut être rapproché de la notion de mode d’emploi ou de cette belle notion de “user’s manual”, qui avait donné son titre à la monographie de Jeffrey Shaw. La difficulté de ces notions étant que nous restons attachés à un usage, à une instrumentalité qui est un mode d’être technique particulier qui ne saurait totalement correspondre à son mode d’être esthétique souvent basé sur le détournement et le lâcher-prise, l’abandon joyeux. La question de savoir ce qui se donne et ce qui s’accorde, ce qui vient vers nous et ce que nous allons chercher, ce que nous percevons assez rapidement et ce que nous sommes obligés de reconstruire dans la supposition d’une intentionalité, reste à chaque fois problématique. Chaque oeuvre pourrait apparaître comme une tentative d’apporter une réponse temporaire et singulière à ce difficile équilibre.