Puis on fait connaissance avec le commissaire Bellamy, incarné par Gérard Depardieu et inspiré directement du commissaire Maigret, héros des écrits d’un autre Georges célèbre, Simenon.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce flic, dont on apprend qu’il jouit d’une grande notoriété sur le territoire, n’est pas là pour s’occuper de cette affaire. Il est juste en vacances dans la région, à Nîmes plus exactement, où sa femme possède une petite maison de famille. Il se contente de suivre les événements à la télévision, apprenant que la scène macabre dont nous avons eu un aperçu résulte d’une tentative d’escroquerie à l’assurance-vie, oeuvre d’un certain Emile Leullet, qui a fait croire à sa mort tragique dans l’accident de voiture. Problème : le cadavre retrouvé n’est pas le sien et le bonhomme est introuvable…
Le commissaire va malgré tout se retrouver mêlé à l’affaire, quand un type étrange rôdant autour de la maison demande à s’entretenir avec lui. Il se nomme Noel Gentil et a l’air complètement perdu, un peu dépressif. Il déclare avoir provoqué la mort de quelqu’un. Qui ? Comment ? Bellamy, intrigué et vaguement compatissant pour ce type qu’il n’arrive pas à cerner, ne peut s’empêcher de mener l’enquête, et va trouver des liens avec l’affaire Leullet…
A l’exception du couple formé par Depardieu et Marie Bunel (qui trouve ici son meilleur rôle), les comédiens semblent tous jouer faux et débiter des répliques très théâtrales. Devant un tel déluge de bizarreries, nul doute que bien des spectateurs vont être désarçonnés, et même déçus du résultat de la tant attendue association de Depardieu et Chabrol.
Mais il ne faut évidemment pas s’arrêter à cela. Chabrol n’est pas subitement devenu fou, et encore moins un mauvais cinéaste. Avec malice, il clôt son film par une séquence voisine de la scène introductive, et l’accompagne d’une citation du poète britannique Wystan Hugh Auden « Il y a toujours une autre histoire... Il y a plus que ce que l’oeil peut saisir… ».
Une petite phrase qui invite évidemment à considérer l’œuvre différemment, à aller en dénicher les subtilités, bien cachées dans les images ou les répliques de ce puzzle ludique, n’en déplaise à ceux qui trouveront l’œuvre trop hermétique pour convaincre pleinement.
Clovis Cornillac incarne Jacques Lebas, le frère Jacques qui comme son nom l’indique souffre d’un complexe d’infériorité par rapport à son aîné, le commissaire Bellamy, qui le pousse à un comportement violent et autodestructeur.
Jacques Gamblin, lui, hérite d’un triple rôle et donc, de trois patronymes : Noel Gentil s’avère rapidement être une fausse identité, un pseudonyme bien choisi pour un être rongé par la culpabilité, qui aimerait pouvoir recommencer ailleurs une vie meilleure. Et s’il était Emile Leullet, ce personnage au physique ingrat – Leullet / le laid -, transformé par le bistouri habile d’un chirurgien esthétique (on en croise un dans le film…) ? Ou encore Denis Leprince, un nom bien pompeux pour le SDF sosie de Gentil ?
On croise aussi une belle esthéticienne, Nadia Sancho. Une femme fatale au sang chaud, justement, sexy en diable. (Et pour cause : elle a les formes affriolantes de Vahina Giocante !). Et une vendeuse d’outils de bricolage est affublée du nom de Claire Bonheur (et des traits d’Adrienne Pauly).
Sans parler du commissaire Leblanc, que l’on ne nous montrera jamais, un flic apparemment pas très performant – le blanc n’étant pas forcément la partie la plus fine du poulet… - et à la vertu pas aussi immaculée que le laisse supposer son patronyme…
Comme le personnage ambitieux de Maupassant, le commissaire Bellamy progresse dans son enquête essentiellement grâce à ses relations avec les femmes. Pas des relations charnelles, non, mais des relations troublantes, éclairées d’une tension érotique palpable. La scène de massage de Vahina Giocante, en est l’exemple le plus manifeste, mais il y a aussi toutes les scènes entre Bellamy et son épouse, probablement sa meilleure conseillère et le seul véritable objet de son désir… et aussi de ses doutes.
Car dès le début du film, plane un soupçon d’infidélité autour du personnage de Françoise Bellamy, d’abord induit par des fausses pistes – le personnage de Gamblin, caché dans le jardin, puis le rendez-vous chez le dentiste, un type qui s’avère finalement homosexuel – puis de plus en plus manifeste quand arrive Jacques.
On se doute qu’il y a – ou qu’il y a eu – quelque chose entre eux. Et Bellamy sent monter en lui un irrépressible sentiment de jalousie, renforcé par la relation amour/haine qu’il porte à ce demi-frère alcoolique et marginal.
La clé du film se trouve probablement là, dans ces jalousies qui minent les rapports entre les personnages (ceux de Leullet et sa femme, de Gentil et sa maîtresse, de Paul et sa femme, de Jacques et son frère…) et dans les liens familiaux complexes, faits de blessures intimes, de lourds secrets, de vieilles rancoeurs entre les deux frères. Ceux-ci sont à la fois semblables et différents. Deux caractères apparemment opposés, Bellamy étant le bon samaritain, altruiste et serein, Lebas incarnant, lui, un individualiste, un peu voyou, porté sur le jeu et la boisson, porteur de projets fous et de pulsions autodestructrices.
Ses personnages «négatifs » ont souvent une part d’humanité touchante, des fêlures qui expliquent ce qu’ils sont devenus. Et ses personnages « positifs » ont aussi leurs zones d’ombre, leurs failles…
Bellamy semble aujourd’hui supérieur à Lebas, mais cela n’a pas toujours été le cas. Les rapports de force ont même été inversés, jadis. Paul a peut-être simplement eu plus de chance que Jacques. Ce dernier est la probable projection de ce que Bellamy aurait pu devenir s’il n’avait pas rencontré Françoise, cette femme qui aide à l’apaiser, à le sécuriser.
On comprend peu à peu, au gré des joutes verbales entre les deux hommes, mais aussi par les éléments du script et le climat de tension permanente distillé par le film, que les deux hommes possédaient – ou possèdent encore - les mêmes défauts, les mêmes vices : un net penchant pour l’alcool et le sexe, une même violence intérieure, difficilement contenue, et un certain dégoût d’eux-mêmes. On rejoint là le thème du double cher à Hitchcock, que Chabrol a souvent exploité, en bon disciple du maître, dans sa filmographie. Et l’idée est encore plus mise en avant au travers du triple rôle de Jacques Gamblin.
L’intrigue policière n’est qu’un prétexte, tout comme le drame familial qui se déroule en parallèle, non sans une certaine ironie cruelle. Le vrai sujet du film, c’est ce beau portrait, en petites touches impressionnistes, d’un être humain « qui a trouvé une certaine forme de dignité à se mépriser [lui]-même ».
Et, pour accentuer encore le trouble et la sensation de mise en abîme vertigineuse, c’est également le portrait de l’acteur derrière le rôle et accessoirement du cinéaste lui-même. Chabrol a écrit le script pour Gérard Depardieu, autour de sa personnalité, et il est clair que ce personnage de flic « starisé » mais aspirant à une certaine quiétude, figure massive oppressante vis-à-vis de son entourage à force d’exigence, et caractère excessif évoque la vie réelle de l’acteur. Sa coscénariste, Odile Barski, a pris, elle, un malin plaisir à s’inspirer des rapports entre Chabrol et sa femme pour figurer ceux entre Bellamy et son épouse.
Le côté ludique de la chose est amplifié par l’idée de « collection », d’«accumulation», que l’on retrouve dans les dialogues ou les décors : le couple de médecins homosexuels collectionne les objets phalliques et les globes terrestres (accentuant le sous-rexte érotique de l’œuvre), la femme de Leullet accumule un incroyable bric-à-brac dans sa maison, la vendeuse possède l’intégrale des disques de Brassens et Bellamy lui-même collectionne les polars et les bouteilles de bon vin…
Et le jeu se poursuit dans les références glissées par Chabrol dans ses plans : à Maupassant, Simenon et Brassens donc, mais aussi à François Truffaut (L’homme qui aimait les femmes), à Alfred Hitchcock, à Fritz Lang, et bien d’autres…
Finalement, la dédicace introductive « aux deux Georges… » prend tout son sens. Bellamy est un polar façon Simenon, où l’intrigue s’efface devant la psychologie des personnages et une construction ludique, tout en références, en détournements de mots, de sens, en allusions érotiques, comme l’étaient les chansons de Brassens.
Je me permets donc de conclure avec quelques rimes de ce poète-troubadour, issues d’une chanson dont le titre colle parfaitement avec le sujet du film : « Histoire de faussaires » (*)
« La seule chose un peu sincère
Dans cette histoire de faussaire
Et contre laquelle il ne faut
Peut-être pas s'inscrire en faux,
C'est mon penchant pour elle et mon
Gros point du côté du poumon
Quand amoureuse elle tomba
D'un vrai marquis de Carabas. »
Note :
(*) « Histoire de faussaires » issu de l’album « Trompe-la-mort » de Georges Brassens – 1976
références, érotisme, jalousie, double, apparences trompeuses