[parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin n°87 du 10 mars 1987]
Le travail de renseignement passionne d’autant plus (comme l’atteste la popularité des livres et des films d’espionnage) qu’il demeure, par définition, particulièrement méconnu. Cet article vise à souligner le parallèle intellectuel existant, fréquemment, entre la démarche médicale et celle de l’espionnage. Un dénominateur commun rapproche ainsi le malade et l’espion : payer éventuellement de leur vie une erreur ! Bévue du praticien pour l’un, faux pas à découvert pour l’autre…
Affections notionnelles
Dans son succès de l’été 1986, « Les brunes comptent pas pour des prunes », la chanteuse Lio s’exclame : « il faudrait qu’on les prévienne, Sophia Loren –je ne suis pas daltonienne– c’est quand même bien une brune ! » Relisez cette phrase, si rien ne vous surprend au premier abord… Lio dit qu’elle n’est pas « daltonienne », comme elle dirait qu’elle n’est pas leishmanienne [atteinte d’une parasitose, la leishmaniose], paludéenne [atteinte de paludisme], zostérienne [atteinte de zona] ou oslérienne [une affection cardio-vasculaire, la maladie d’Osler]. Si ces dernières affections peuvent parfaitement se rencontrer chez la femme, le daltonisme authentique (à ne pas confondre avec les dyschromatopsies fonctionnelles, par défaut d’éducation sensorielle) constitue, comme l’hémophilie, le type même des maladies héréditaires liées au sexe de manière récessive. Aussi ne peut-il se rencontrer que de manière tout à fait exceptionnelle chez la femme, qui s’avère par contre conductrice de la maladie d’une génération à l’autre. Si l’adjectif « daltonien » accepte, du point de vue de la logique formelle et grammaticale, de s’accorder au féminin, ce concept (la « daltonienne » vraie) reste une idée quasi conventionnelle et presque imaginaire, dans la pratique. Autrement dit, Lio évoque ainsi un exemple de maladie « notionnelle » dont l’existence réelle reste concrètement très improbable (voire même impossible) bien que la construction du mot (ou de la phrase) ne viole pas les règles syntaxiques. De même, dire de Charlemagne ou de Louis XIV qu’ils ne souffraient pas du mal de l’air ou du Sida constitue un autre exemple de pathologie notionnelle, car on serait évidemment bien empêché de montrer le contraire ! Le cas de la femme « daltonienne » ou, surtout, celui de la femme « hémophile » constituent de meilleurs exemples de maladies notionnelles, car ils sont indépendants de tout anachronisme trivial. La pathologie psychiatrique offre, avec les délires, les thèmes hypocondriaques ou certains fantasmes, une riche collection, pratiquement inépuisable, d’affections notionnelles. Comme par exemple cet homme qui se plaint à son psychiatre de ne pas être clitoridien ou cette femme ayant subi une hystérectomie totale qui se croit cependant enceinte, sans parler de la même « grossesse nerveuse » chez le psychotique… Ce concept d’agent notionnel (sans existence réelle) est à la base du scénario d’un célèbre thriller d’Alfred Hitchcock, avec Cary Grant en vedette (qu’on prend justement pour cet espion notionnel) : La mort aux trousses.
L’espion notionnel
Or la médecine rejoint le travail de renseignement, parce que le concept d’ « agent notionnel » plane précisément sur l’espionnage, comme la maladie imaginaire dans la nosographie médicale ! À tel point que démontrer la réalité de l’existence d’un espion au service du camp adverse constitue même une tâche essentielle, mais parfois insoluble, pour les services de contre-espionnage… Dans la réalité, le principe de l’espion notionnel, véritable donnée « fantomatique » destinée à mystifier l’adversaire, fut un recours très fréquent (et parfois capital) durant la Seconde Guerre Mondiale. Par exemple, écrit Serge C. Derbyshire dans Les Dossiers de l’Histoire (n° 61, juillet 1986), Kesselring (le commandant des forces allemandes) fut « tellement étonné de la réussite britannique au Proche-Orient (délivrance de Tobrouk, défaite de l’Afrika Korps de Rommel par Montgomery après son offensive de El Alamein) qu’il exigea une enquête approfondie ». Kesselring redoutait en effet une « fuite » sévère dans son état-major de Rome, il souffrait en somme d’une « espionnite » permanente, comme certains qui déplorent la présence constante « des yeux et des oreilles ennemis » (craignant ainsi d’être sur table d’écoute, ou l’objet d’une filature assidue). Pour duper davantage Kesselring et lui celer plus profondément leur véritable source de renseignements sur les puissances de l’Axe (« l’usine cryptologique » de Bletchley Park, où travailla notamment le célèbre mathématicien Alan Turing et où fut élaboré, pour ces besoins stratégiques, le premier ordinateur au monde, le projet « Colossus »), l’Intelligence Service utilisa la ruse de l’agent notionnel en envoyant, depuis Malte, un message « félicitant un agent (imaginaire !) à Naples, pour l’excellence des informations qu’il avait fournies à Montgomery ! Dans La réalité de la réalité, Paul Watzlawick étudie une opération analogue, mais sur une plus vaste échelle, faisant appel à un intermédiaire notionnel, l’Opération « Mincemeat » qui servit à couvrir le débarquement allié en Sicile. Cette opération (qu’on qualifierait aujourd’hui de « désinformation stratégique ») relevait de ce que les Alliés appelaient à l’époque les opérations de « Déception » (élaborées par un service spécial d’ « intoxication », dit « Force A »). Il n’est pas exagéré de dire que la forteresse Europe (alors bétonnée sous le joug nazi du mur de l’Atlantique depuis Biarritz jusqu’au Cap Nord norvégien !) doit essentiellement sa libération à l’efficacité de telles opérations de « Déception » où les Allemands mordaient à l’hameçon de l’agent notionnel, entre autres ruses. Pour « Mincemeat », on fabriqua de toutes pièces un major des Royal Marines, William Martin, en conférant à un cadavre anonyme cette identité factice et des faux documents (prétendument authentiques) classés confidentiel défense. Non seulement le major William Martin n’avait jamais existé mais, paradoxalement, c’est en tant que messager notionnel mort (entre Londres et les Forces Alliées en Méditerranée) qu’il put servir à merveille les intérêts des Alliés ! Alors qu’à l’ordinaire (comme dans le film d’Hitchcock ou dans certaines psychoses hallucinatoires chroniques) les agents notionnels (qui agissent ou sont censés épier ou commenter les actes de l’ennemi ou du patient) sont évidemment considérés comme vivants par le camp adverse abusé (ou le patient « possédé » par ses intuitions délirantes) !…
SOS organes-fantômes | Virilité et lait
Si certaines causalgies ou douleurs du « membre fantôme » chez un amputé relèvent d’une pathologie notionnelle (car la projection somatognosique de ce membre absent n’a pas disparu, avec lui, sur l’aire cérébrale intégrant les phénomènes douloureux) il peut arriver que certaines affections, qu’on tendrait volontiers à accréditer comme notionnelles, à l’évidence, se révèlent en fait, paradoxalement, des maladies bien concrètes. C’est par exemple le cas de la galactorrhée chez l’homme. Si le syndrome aménorrhée-galactorrhée masculin demeure bien sûr tout à fait imaginaire, il n’est par contre pas impossible d’observer un adénome hypophysaire (dit chromophobe), susceptible d’entraîner une hyperprolactinémie, elle-même responsable d’une galactorrhée sur un terrain de gynécomastie. Si l’on écarte les manipulations hormonales délibérées auxquelles se livrent certains transsexuels, pour des motifs esthétiques ou professionnels, il faut rappeler une autre cause iatrogène non négligeable de galactorrhée, éventuellement même chez l’homme : l’administration prolongée de certains neuroleptiques (tel le sulpiride). On a généralement recours, contre la galactorrhée par hyperprolactinémie ou iatrogène, à un agoniste dopaminergique stimulant les récepteurs centraux (hypothalamo-hypophysaires) : la bromocriptine. Dérivée des alcaloïdes de l’ergot de seigle (comme le LSD, si tristement célèbre dans maints récits d’espionnage !) cette substance présente en outre des propriétés antiparkinsoniennes et un certain intérêt thérapeutique dans les troubles de la sécrétion de l’hormone somatotrope (la STH) responsable de nanisme ou, au contraire, de gigantisme ou d’acromégalie. À propos d’appellations notionnelles en endocrinologie, mentionnons le cas de l’hormone LH (l’hormone hypophysaire lutéostimulante) et de sa stimuline hypothalamique, le LH-RH (ou « releasing factor » lutéinique) : elles existent physiologiquement chez l’homme aussi, mais comment parler de « lutéostimulation » [stimulation du corps jaune ovarien], alors ? Pour éviter cette aporie, on désigne parfois la LH masculine par le nom (en fait peu employé) de « ICSH » (hormone stimulant les cellules interstitielles), ce qui élude la question d’une « lutéostimulation » toute notionnelle, chez le mâle ! L’autre hormone gonadotrope antéhypophysaire, la FSH, doit son nom à sa propriété de stimulation folliculaire. Peut-on de même, logiquement, parler de « folliculo-stimulation », donc de FSH, chez l’homme ? Si l’appellation s’avère alors parfaitement notionnelle, la FSH n’en a pas moins une action déterminante sur la trophicité et la maturation des… tubes séminifères, en stimulant la formation des spermatocytes ! C’est le paradoxe de l’effet réel malgré une dénomination notionnelle… Si la galactorrhée masculine résulte, en général, à titre pathologique, d’une tumeur hypophysaire (adénome à prolactine), elle peut aussi exister à titre physiologique et transitoire lors de la « crise génitale » néonatale, concernant aussi bien le nouveau-né de sexe masculin que féminin : c’est le phénomène du « lait de sorcière » chez le nouveau-né, prouvant que l’éventualité d’une synthèse lactée chez le mâle n’est pas obligatoirement notionnelle.
Virilité et alcool
Un autre processus physiopathologique paradoxal fréquent concerne l’alcoolique qui, bien souvent, s’adonne immodérément à la boisson comme à un breuvage authentiquement viril où il croit trouver un symbole de franche camaraderie, de trait d’union entre hommes forts et la source naturelle (le vin étant un « produit biologique » par excellence !) d’une mâle vigueur ancestrale, à cette époque de nourritures trafiquées du genre veau aux hormones… Certes, il n’y a pas d’excès d’œstrogènes dans le vin mais, à la longue, l’éthylisme entraîne, on le sait, un syndrome d’insuffisance hépato-cellulaire lui-même responsable d’une… féminisation apparente chez cet alcoolique « viril » ! En effet, les hépatocytes dégradent normalement les œstrogènes (d’appellation là encore notionnelle chez l’homme, qui en élabore toutefois une certaine quantité dans ses corticosurrénales et ses testicules) par sulfo- et glycuro-conjugaison, mais ce catabolisme se trouve freiné dans l’insuffisance hépato-cellulaire. En outre, les œstrogènes circulants sont normalement, à 75%, liés à une protéine vectrice d’origine hépatique, moins disponible lors d’un syndrome hépatoprive (hypoalbuminémie). Dysfonctionnement augmentant d’autant la fraction œstrogénique libre agissant dans le sens d’une féminisation du mâle : hypo-pilosité, gynécomastie, voire même atrophie testiculaire. La pseudo-virilité de l’alcool est donc tout aussi factice que certains agents de l’Intelligence Service ou de l’Abwehr…
La dent notionnelle
Pour quitter le domaine des pathologies notionnelles, citons enfin le cas le plus fréquent certainement de « douleur de l’organe-fantôme », en pratique : il concerne la stomatologie, avec des douleurs tenaces portant sur une dent… ayant déjà fait l’objet d’une avulsion, récente ou ancienne ! Tous les chirurgiens-dentistes sont peu ou prou confrontés à ce problème et, plutôt que d’administrer maints antalgiques (d’action douteuse sur une cible fantomatique !), certains praticiens ont recours à une forme plus ou moins élaborée de « psychothérapie antalgique », en réponse aux douleurs paradoxales d’une dent « notionnelle » ! Et nous évoquerons ici l’un d’entre eux qui cite à cet effet le poète Alfred de Musset à ses patients : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots ! » Un autre dentiste, inspiré par les thèses de l’École de Palo Alto, a décidé, lui, de répondre à cette douleur paradoxale par un contre-paradoxe thérapeutique : la prescription du symptôme ! Il demande au patient de bien vouloir se brosser soigneusement sa dent imaginaire ! Le recadrage consécutif à cette prescription paradoxale permettrait parfois une remise en cause décisive par l’intéressé de la réalité de sa dent notionnelle. Aux sceptiques, on peut rappeler que certains pédiatres n’hésitent pas, à l’inverse, à tenter de rendre notionnelle une verrue réelle soit en la « rachetant » symboliquement à l’enfant qui en est atteint, soit en la lui faisant dessiner puis en l’effaçant ensuite sur le dessin. Watzlawick estime que de telles approches thérapeutiques, apparemment illogiques ou magiques, peuvent cependant marcher car la communication thérapeutique obéit alors à un autre « langage du changement » que la raison cartésienne couramment utilisée entre soignant et soigné…
« Mépris enthousiaste du réel » | Les prophéties de l’hypocondriaque
Une autre catégorie importante de pathologie notionnelle concerne évidemment le problème, fréquent et éprouvant pour la patience du praticien, de l’hypocondrie. Comme tout jeune médecin s’est déjà, à de nombreuses occasions sans doute, trouvé confronté à des malades imaginaires, nous ne nous appesantirons pas sur la question, mais nous citerons simplement ces propos du cinéaste Woody Allen, interrogé à ce sujet sur son film Hannah et ses sœurs (Le Monde du 17 mai 1986) : « un hypocondriaque ne pense pas qu’il est hypocondriaque, il est certain d’être malade ». Il est néanmoins intéressant d’évoquer, parmi l’infinie diversité des patients affligés d’une symptomatologie imaginaire, ceux chez qui cette pathologie d’abord exclusivement notionnelle vient un jour à s’avérer réelle, en définitive : la tumeur cancéreuse redoutée si longtemps est « enfin » diagnostiquée, telle intervention chirurgicale de longue date « annoncée » par le malade doit finalement être réalisée, etc. Il est difficile de comprendre comment, tels quelques espions hors pair au flair exceptionnel, certains sujets ont pu s’y prendre pour parvenir ainsi à prophétiser, avec une assez grande exactitude, une situation future. Une situation pathologique, en l’occurrence… Est-ce seulement du fait du hasard, de la fréquence statistique des affections les plus courantes (cardiovasculaires, néoplasiques…) ? Ou peut-on envisager parfois, chez certains « futurs malades » (organiques) une prémonition inconsciente de leurs troubles ? À type, peut-être, d’une intégration mentale (pré-clinique) d’informations subtiles portant sur des modifications prodromiques très précoces. Comme, par exemple, en cas de tumeur, la détection « automatique » par l’organisme malade de perturbations thermiques et vasculaires locales, d’abord minimes.
Des messages peu crédibles
Quoi qu’il en soit, ce problème de la révélation soudaine d’une pathologie auparavant quiescente et méconnue du praticien évoque tout à fait la situation des « agents stagnants » dans le travail de renseignement. Ce sont des « honorables correspondants » qu’une Centrale tient en réserve ; pratiquement silencieux en temps ordinaire, ils ne s’activent qu’en cas de crise imminente. Comme pour reconnaître la réalité présente d’une affection longtemps fantasmatique, il est souvent très difficile d’accréditer des informations venant d’agents stagnants n’ayant pas toujours encore fait leurs preuves. Il est surtout difficile d’accepter la réalité d’un bouleversement inopiné dans notre conception préalable et routinière de la réalité. C’est cette résistance pernicieuse à tout changement significatif qui explique conjointement la cécité de certains médecins devant des symptomatologies pourtant évidentes pour d’autres, et le scepticisme ou l’inertie des « G.Q.G » confrontés à des données insolites qu’ils hésitent alors à considérer comme des révélations authentiques. On a qualifié de « mépris enthousiaste de la réalité » pareilles œillères stratégiques (ou médicales) imputables également à une saturation insidieuse des stratèges (ou des médecins) par de nombreuses fausses alertes antérieures, comme cette histoire classique de l’appel permanent « au loup ! au loup ! » resté finalement sans écho le jour fatidique où le loup se montre réellement. « Le 1er mai 1940 », explique ainsi Edgar de Groot (Les Dossiers de l’Histoire, op. cit.) « le S.R. français en poste à Berne annonce le déclenchement prochain de l’attaque allemande par les Pays-Bas et la Belgique, avec occupation du Nord de la France en dix jours, du reste du pays en un mois. Par leur apparente exagération, ces dernières indications rendirent le message peu crédible, fantaisiste même. » On connaît la suite… Quel médecin peut s’enorgueillir de n’avoir jamais connu ce même mépris de la réalité que l’État-Major français de mai 1940 ? La vie de l’hypocondriaque n’étant qu’une longue plainte, on finit par admettre le caractère définitivement notionnel de ses troubles sempiternels, et on risque de se méprendre un jour sur leur réalité nouvelle. L’attitude du praticien face à l’hypocondriaque s’avère d’autant plus délicate que son patient, s’il se plaint bien de tous les maux, n’accepte pas toujours tous les remèdes, contrairement à l’aphorisme de Tite-Live : « On ne peut se plaindre de tous les maux et refuser tous les remèdes »…
Plusieurs sur la fréquence
Un autre parallèle intéressant entre la médecine et l’espionnage concerne la question des luttes d’influence. De la même manière qu’il survient fréquemment que deux réseaux distincts s’affrontent, en une lutte fratricide, pour la suprématie au sein d’un même état, il n’est pas rare qu’interviennent chez un même individu, de manière physiologique ou thérapeutique, deux ou plusieurs systèmes pouvant interférer. Si cette action conjointe, par deux voies parallèles (par exemple : deux médecins traitant un même patient, ou deux axes de régulation fonctionnelle, l’un humoral et l’autre neurologique), permet une meilleure efficacité, on ne peut que se féliciter d’une telle synergie éventuelle. Mais il arrive, au contraire, que l’un tire à hue quand l’autre tire à dia ! Cela risque de se produire, notamment, lorsque le même malade consulte, à leur insu, deux ou plusieurs intervenants de formations et de pratiques très différentes (comme un médecin et un guérisseur, ou un psychiatre « chimiothérapeute » et un psychanalyste). De la même façon qu’une mission d’espionnage confiée à deux agents indépendants l’un de l’autre peut échouer si chacun ignore qu’un collègue se trouve aussi impliqué, le traitement d’un patient écartelé entre les prescriptions parfois contradictoires (et, au mieux, redondantes, ce qui n’est pas non plus sans poser de problème tant de surcharge thérapeutique individuelle que d’inflation des dépenses collectives de santé !), ce traitement efficace risque alors d’être repoussé aux calendes grecques !
Réassurer n’est pas briller
Il ne faut d’ailleurs pas méconnaître le fait que certains patients, consciemment ou non, prennent un soin jaloux à conserver ad vitam leur statut de malade, source éventuelle de certains bénéfices secondaires, et donc ne pas s’étonner de leur propension indéfectible pour faire s’affronter, en terrain miné, plusieurs intervenants. Il n’est ainsi pas rare, chez certains sujets « fonctionnels » ou « chroniques », de les voir changer inopinément de praticien au moment précis où le dernier en date commet l’erreur, commune aux précédents intervenants, de prononcer le mot de guérison ou de suggérer seulement son éventualité. De même que l’espion stagnant paraît moins prestigieux que l’agent en plein feu de l’action au moment d’une crise grave, l’auréole hippocratique brille d’un moindre éclat, semble-t-il, dans la monotonie du « check-up » systématique et de la réassurance routinière de l’hypocondriaque (ou du « fonctionnel ») que dans l’exaltation sublime de l’intervention d’exception.
S’informer sans relâche
Comme l’agent de renseignements à l’affût de nouvelles « sensibles », le médecin doit aller également à « la pêche » d’informations dont le caractère secret rend parfois la recherche délicate, et la protection ultérieure impérative. Cette collecte d’informations auprès du patient est d’autant plus ardue qu’il existe de résistances de sa part à se livrer, voire même une méconnaissance plus ou moins importante de ses propres problèmes. Pour faciliter la levée de ces résistances intrinsèques, le psychiatre américain Milton Erickson faisait mine, paradoxalement, de les susciter en déclarant volontiers à un patient réticent : « Je vous en prie, ne me confiez pas quelque chose que vous ne voulez pas que je sache, attendez d’être vraiment prêt pour en parler ». Il y aurait bien d’autres comparaisons à faire entre la médecine et le travail de renseignement, qui présentent des étapes générales très similaires : recueil, transmission et synthèse des informations, avec nécessité du secret à toutes ces étapes, et même une fois la « mission » (thérapeutique) accomplie. Insistons sur l’étape de la synthèse des informations. La difficulté ordinaire tient souvent plus à leur caractère inflationniste et hétérogène (surtout avec « l’explosion » actuelle des examens complémentaires) qu’à leur pénurie, et cela aussi bien pour les praticiens (ou les équipes hospitalières) devant prendre des décisions capitales en fonction de ces informations, que pour les Centrales de renseignements dans le monde. Le Général Paul Paillole (qui dirigea le S.R français en zone libre pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis la Sécurité Militaire après le débarquement allié en Afrique du Nord) explique, dans une interview aux Dossiers de l’Histoire (op. cit.) l’importance essentielle des archives et de la documentation dans le travail de renseignement, et l’intérêt non moins fondamental de la mémoire des utilisateurs de ces archives. L’homme-clef, explique-t-il, est celui qui « voit tout, lit tout, se souvient de tout ». L’impératif du recyclage des connaissances pour tous les médecins n’est-il pas analogue, dans ses mêmes principes de clarté, de curiosité éclectique, et de réminiscence rapide et sûre ? L’un des problèmes les plus préoccupants qui se pose d’ailleurs au praticien isolé n’est-il pas précisément la difficulté de garder le contact quotidien avec une actualité thérapeutique et professionnelle en expansion continue ? Quel médecin pourrait sérieusement faire l’économie d’une quête permanente d’informations, notamment dans le domaine des nouvelles molécules et dans celui des investigations para-cliniques ? L’accès aux informations et leur conservation (et disponibilité) ultérieure représente probablement l’une des tâches « non soignantes » principales du médecin qui, s’il ne dispose pas de la logistique d’une centrale de renseignements, aura du moins la possibilité, de plus en plus pratique et utilisée [1987], de recourir au service d’un « archiviste » doté d’une mémoire électronique : l’ordinateur. L’ordinateur qui pourra sans doute à terme, comme dans les agences de renseignements, apporter une solution concrète à notre boulimie légitime d’informations. Si cette conclusion de notre parallèle actuel entre médecine et espionnage vous incite à œuvrer rapidement dans le sens d’une « informatisation », c’est heureux car le temps presse. Mais attention ! Dans un instant, cette page va s’autodétruire !…