[parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin n°31 du 9 mai 1985]
Le mot « plumetis » existe depuis 1495 pour désigner un point de broderie. Mais il faudra attendre le développement des fibres synthétiques au XXè siècle et, tout particulièrement ces dernières années [1985], pour que la mode du plumetis s’impose enfin en matière de collants. Et pour que ce type de broché mécanique (outre son intérêt évident pour les fétichistes appréciant le galbe sculptural d’une jambe féminine gainée d’un tel collant !) puisse faire progresser l’astronomie et la pneumologie d’une manière tout à fait inédite !
La gloire de Brême
Les transfuges de la médecine sont nombreux parmi les astronomes. Le plus célèbre d’entre eux fut incontestablement le médecin polonais Nicolas Copernic qui, pour n’avoir jamais exercé l’art d’Hippocrate, n’en connut pas moins une gloire universelle en taquinant (mais avec quelle maestria !) la muse Uranie. Moins connu du grand public que son illustre confrère polonais, un autre praticien lâcha la médecine pour se consacrer à l’astronomie. Il s’agit de Heinrich Wilhelm Olbers (1758-1840) qui naquit et exerça, lui, à Brême (port fluvial célèbre sur la Weser, dans l’actuelle RFA) où il fut surnommé « la gloire de Brême ». Il commença à s’intéresser aux comètes, passant le plus clair de ses loisirs à traquer ces mystérieuses voyageuses célestes et leur laissant ainsi à l’occasion son nom, privilège du découvreur. Sa seconde heure de gloire dans le domaine astronomique fut d’ailleurs un sous-produit, en quelque sorte, de sa chasse aux comètes. Comme ce que l’on trouve n’est pas toujours ce que l’on cherche, Olbers découvrit ainsi fortuitement deux petites planètes, alors qu’il scrutait attentivement les cieux. La découverte de ces petites planètes (ou astéroïdes) au début du XIXème siècle fit grand remous dans le monde intellectuel. En effet, le 27 août 1801, un autre Wilhelm, encore inconnu, un certain Georg Wilhelm Friedrich Hegel, soutenait sa thèse universitaire sur un sujet philosophique qui, pour un futur sommet de la philosophie, s’avéra en fait une monumentale ânerie ! Que disait en substance le jeune Hegel dans sa thèse (intitulée « Dissertation philosophique sur les Orbites planétaires ») ? Il y affirmait notamment qu’il ne pouvait exister plus de sept planètes dans le système solaire ! Heureusement, le jeune Hegel se consacra ensuite à d’autres sujets de réflexion que l’astronomie, et il s’y montra bien plus avisé ! … Que s’était-il passé ? Hegel, enclin à la croyance gratuite aux sept planètes, ne prit pas la peine de vérifier si l’on n’avait pas déjà découvert, par hasard, quelque huitième planète ! Ce qui se produisit précisément quelques mois à peine avant la soutenance de sa thèse de philosophie (qu’on qualifia alors, un peu cruellement, mais non sans raison, de « monument à la folie du XIXe siècle », alors naissant !). Le 3 janvier 1801, l’abbé Giuseppe Piazzi avait découvert en effet à l’observatoire de Palerme une huitième planète dans le système solaire, certes une petite planète (1000 km de diamètre) mais qui n’en venait pas moins contredire sans appel la thèse erronée, car totalement arbitraire, du jeune et infortuné philosophe Hegel !
Cette petite planète, l’un des innombrables astéroïdes découverts depuis entre Mars et Jupiter (et, d’ailleurs, le principal) fut baptisée Cérès par l’abbé Piazzi. C’est alors qu’Olbers intervint ensuite, comme pour donner le coup de grâce à la théorie fuligineuse du malheureux Hegel ! En mars 1802, notre médecin-astronome de Brême découvrait en effet la neuvième planète du système solaire, l’astéroïde Pallas, et il récidiva quelques années plus tard avec la onzième, Vesta (on avait découvert, entre temps, une dixième planète : l’astéroïde Junon).
À l’heure actuelle, personne ne peut dire avec précision quel est le nombre exact de ces petites planètes, car on en découvre régulièrement de « nouvelles ». En attendant, la NASA envisage, pour 1991 / 1992, un survol multiple d’astéroïdes par une sonde de type Mariner-Mark II passant notamment à proximité de Vesta (dont la courbe spectrale suggère une composition particulière, ce qui en fait un objectif de choix) et rendant ainsi un hommage technologique à Heinrich Wilhelm Olbers, le père de Vesta ! …
Le paradoxe de la nuit blanche
Mais le grand œuvre d’Olbers, c’est d’avoir attiré l’attention sur un sujet apparemment trivial, cette question enfantine si banale : « Dis-moi, pourquoi le ciel est noir, la nuit ? » La réponse courante : « Parce que le Soleil s’est couché » n’explique en fait strictement rien ! En effet, les étoiles et leurs réunions en galaxies devraient prendre le relais nocturne du Soleil, l’astre du jour, et illuminer le ciel nocturne d’une lumière bien plus intense que « cette obscure clarté qui tombe des étoiles » ! Bien que chaque étoile (ou galaxie) ne contribue que fort modestement à éclairer le fond nocturne du ciel, ces étoiles (et galaxies) sont si nombreuses dans l’univers (et peut-être même en nombre infini !) que la sommation collective de tous ces faibles projecteurs individuels devrait déterminer une illumination brillante du ciel nocturne, supérieure même à l’éclairage diurne par le seul Soleil ! De la même façon qu’une multitude d’atomes, chacun impondérable, finit pourtant par faire des montagnes, tant il est vrai que l’union fait la force ! … Avant Olbers, ce paradoxe dit « de la nuit blanche » ou du « ciel de feu » avait déjà été signalé par le célèbre Halley (cométologue, lui aussi, dont la fameuse comète revient d’ailleurs actuellement [1985] vers nous puis étudié au milieu du XVIIIème siècle par un astronome suisse, Loys De Cheseaux. Ce qui explique que le paradoxe du « ciel de feu » soit parfois appelé le paradoxe de Halley-Cheseaux-Olbers. Mais on parle, plus couramment, du paradoxe d’Olbers, depuis qu’il présente ce problème dans la revue Astronomisches Jahrbuch datée du 7 mai 1823. Reprenons le raisonnement d’Olbers pour nous convaincre que les nuits devraient être brillamment éclairées par les étoiles et, en aucun cas, des nuits noires ! Mais, puisque la psychanalyse a établi, depuis lors, l’importance de l’érotisation dans le discours, donnons donc une version érotisée et modernisée du raisonnement d’Olbers ! Version qui devra autant aux broderies sur le nylon (plumetis) qu’aux conceptions mathématiques les plus rigoureuses ! …
En effet, la mode dominante, en matière de collants, est actuellement [1985] aux plumetis, c’est-à-dire aux motifs punctiformes imprimés régulièrement sur le collant, ce qui donne à la jambe ainsi recouverte un aspect « moucheté » ou « clouté ». Einstein a déjà comparé l’Univers à un ballon imprimé qui se gonflerait en permanence, pour modéliser l’expansion apparente des galaxies. Une version plus moderne et plus érotisée de ce modèle einsteinien, c’est d’assimiler cet univers en expansion à un collant noir (car le ciel nocturne est noir) qui s’étire (ce qui reflète l’expansion). Collant sur lequel des points de plumetis colorés symboliseraient les étoiles qui constellent le ciel nocturne. Si l’Univers était peuplé d’étoiles (et de galaxies) réparties uniformément dans l’espace (c’est-à-dire de façon homogène et isotrope, comme sur un gigantesque plumetis tridimensionnel), la baisse de luminosité stellaire (et galactique) liée à l’éloignement des astres se trouverait exactement compensée, montre Olbers, par l’augmentation de leur nombre avec la distance. En effet, le facteur d’atténuation optique (tendant à « noircir » la nuit) varie de manière inversement proportionnelle au carré de la distance des astres lumineux à la Terre, alors que le facteur de peuplement stellaire (tendant, lui, à éclairer la nuit au contraire) c’est-à-dire la quantité de sources émissives varie de façon directement proportionnelle au carré de leur distance. Autrement dit, ce que l’éloignement fait (la tendance à obscurcir le ciel), le prodigieux foisonnement des populations stellaires le défait, et la nuit tend à rester « blanche », c’est-à-dire tout à fait lumineuse ! Et bien davantage, même, que le jour d’été saharien le plus torride !
Olbers calcule, par une évaluation numérique simple, que la luminosité du ciel nocturne devrait, grâce à l’intense clarté (théorique) venue des étoiles, s’avérer au moins cent mille fois plus intense que la luminosité du ciel diurne, éclairé par le seul Soleil ! Et que la température en rapport avec cette superluminosité virtuelle atteindrait plusieurs milliers de degrés à la surface de la Terre ! Le ciel, conclut ainsi notre médecin-astronome, devrait logiquement, mathématiquement, être un ciel de feu ! Comme il n’en est heureusement rien, c’est donc que quelque chose (mais quoi ?) ne va pas dans les prémisses du raisonnement d’Olbers, car ses déductions ne sont que des conséquences irréfutables, liées aux lois élémentaires de la physique ! …
Olbers, ni personne depuis, ne pourra jamais expliquer avec certitude ce qui cloche, c’est-à-dire lever définitivement ce curieux paradoxe du ciel de feu ! Si bizarre que vous paraisse sans doute cette assertion, on est toujours incapable d’expliquer vraiment pourquoi les nuits sont noires plutôt que très lumineuses ! On a bien sûr proposé, depuis Olbers, une foule d’hypothèses explicatives, mais toutes ont cédé à un examen plus approfondi ! Si l’Univers est fini (et relativement peu étendu) on peut à la rigueur s’accommoder d’un ciel noir mais, s’il est infini (ou tout au moins très vaste, comme ce semble être le cas, puisqu’on découvre sans cesse des galaxies plus lointaines) il est difficile d’expliquer le paradoxe d’Olbers !
Les fractals entrent en scène
Seule certitude : puisque les nuits sont noires, c’est que les galaxies ne sont pas distribuées de façon homogène et isotrope dans l’Univers, comme peuvent l’être par exemple les broderies d’un collant à plumetis. Mais alors, quelle peut bien être la structure à grande échelle de l’Univers ? L’explication la plus plausible actuellement est en relation étroite avec la notion d’objet fractal (pluriel : « fractals ») développée ces dernières années [années 1970] par le mathématicien français Benoît Mandelbrot. La particularité de cet Univers scalant (définissant d’ailleurs ce néologisme de B. Mandelbrot) c’est que toutes ses parties, telles d’innombrables poupées gigognes, ont exactement même forme et même structure que le tout, mais à une autre échelle. Cet Univers scalant est fait d’une hiérarchie (théoriquement infinie) de sous-structures homothétiques, où les structures d’ordre supérieur, comme les amas galactiques, auraient entre elles des distances plus grandes que les structures d’ordre inférieur (comme les galaxies, puis les étoiles) et ainsi de suite à l’infini. Il suffit de comparer visuellement le modèle simpliste d’Univers en collant plumetis homogène et isotrope (incapable de lever l’étrange paradoxe d’Olbers) au modèle scalant de Fournier d’Albe (susceptible, lui, de casser ce paradoxe grâce à l’augmentation permanente des distances entre sous-structures) pour voir la différence entre objet ordinaire (les motifs réguliers du collant plumetis) et objet fractal (plumetis de Fournier d’Albe). Il y aurait dans l’Univers une tendance à l’amassement, c’est-à-dire à la formation d’amas hiérarchisés de matière : systèmes de planètes, d’étoiles, de galaxies, d’amas de galaxies et, plus généralement, du type d’ensembles d’ensembles superposés à l’infini, en théorie. Pour former un système scalant où l’échelle des distances se démultiplie d’un niveau de la hiérarchie à l’autre. On montre que la dimension d’un tel système est fractale ; égale en l’occurrence au rapport de deux logarithmes, ce n’est plus nécessairement un nombre entier, comme le voudrait la notion classique de dimension (une, deux ou trois dimensions) mais un nombre non entier. On parle alors de dimension au sens de Hausdorff-Besicovitch et un objet qui, comme le modèle scalant à nuit noire de Fournier d’Albe ou comme le flocon de Von Koch, présente une telle dimension non entière, cet objet est appelé, depuis le néologisme de B. Mandelbrot (1975), un objet fractal. Par exemple, la dimension du flocon de Von Koch est égale à Log 4 / Log 3 soit environ 1,2618… Le flocon fractal est donc en quelque sorte un objet intermédiaire entre une ligne à 1 dimension et une surface à 2 dimensions, et a pour ainsi dire « 1,26 dimensions ». Un collant noir décoré par le dessin (en blanc ou en couleurs, pour simuler les étoiles) d’une hiérarchie de points scalante selon Fournier d’Albe, ce collant à motif fractal serait ainsi un meilleur modèle d’Univers que le ballon proposé par Einstein, car il rendrait compte, non seulement de l’expansion des galaxies, mais du fait, apparemment banal, que les nuits sont bien noires. Ce modèle expliquerait donc enfin le mystérieux paradoxe d’Olbers… On aurait tort de croire que cette notion d’objet fractal soit tout juste bonne à distraire les mathématiciens amateurs de bizarreries géométriques, ou les astronomes plus ou moins fétichistes intrigués par le paradoxe du Dr Olbers !…