La Défense, c’est le pied !

Publié le 28 février 2009 par Galaxiedesparadoxes@orange.fr

… (ou l’importance de l’esprit « généraliste » en médecine)

[Parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin n°17 du 25 janvier 1985]

L’ultra-spécialisation : une catastrophe contemporaine
Des publications « grand public » comme La Recherche ou Pour la Science ont, depuis longtemps, compris l’intérêt du « mixeur » conceptuel que constitue l’épistémologie et ouvert largement leurs colonnes à cette discipline, par essence interdisciplinaire. Mais, si bizarre que cela puisse paraître, aucune revue de large diffusion auprès du corps médical français n’avait encore songé à donner à cette discipline (ou, plus exactement, « méta-discipline », puisqu’elle s’intéresse davantage aux « intervalles » qu’aux « arbres » de la connaissance) la place qu’elle mériterait dans les « papiers » donnés aux appétits intellectuels des praticiens ! Comme s’ils n’étaient pas censés s’interroger, eux aussi, sur des thèmes pourtant accessibles au grand public cultivé !… Regrettable lacune… J’essayerai de respecter l’esprit d’éclectisme, d’ouverture et de rigueur d’un Pierre Thuillier (La Recherche) ou d’un Martin Gardner (Pour la Science, édition française du Scientific American). La philosophie à prôner pourra se résumer par cet aphorisme d’André Bourguignon, professeur de psychiatrie : « Il y a davantage de choses à voir aux carrefours que tout au long des diverses avenues qui s’y croisent ». La tendance actuelle à l’utra-spécialisation est une véritable catastrophe, non seulement pour la médecine, mais pour toutes les branches de l’activité humaine. Il faudrait d’urgence redonner à la jeunesse un enseignement d’inspiration humaniste, multidisciplinaire et, pour en garantir la nature libérale, d’inspiration multiculturelle. Plutôt que de s’obstiner, par exemple, à former des « internes qualifiés » qui iront grossir les rangs des « super spécialistes pointus ». Le Pr. Paul Milliez, le « père de l’hypertension artérielle », me rapportait un jour une conversation qu’il eut avec le Pr. Louis Leprince-Ringuet, le célèbre physicien français, sur ce thème de la « polarisation » extrême (études médicales obligent !) des médecins. En substance, concluaient les deux professeurs, les médecins avaient le malheur de se trouver au confluent d’innombrables disciplines, sans pouvoir en maîtriser aucune ! Plus on se spécialise, plus on tend à méconnaître « l’homme total », par la force des choses. Et, au siècle des ordinateurs et des bandes magnétiques, véritables « amplificateurs » et « orthèses » mnésiques, non seulement la sélection universitaire mais l’exercice quotidien des médecins continuent à impliquer, essentiellement, leur aptitude à mémoriser des informations, comme au théâtre ! Est-ce bien la meilleure façon de stimuler la curiosité des futurs praticiens, comme celle des thérapeutes chevronnés, curiosité sans laquelle il n’y a pas de recherche scientifique possible ? Et, à moins de reléguer les jeunes médecins au rang de simples « machines à soigner », est-ce la meilleure façon de les armer pour affronter le monde de demain, dont on s’accorde généralement pour dire qu’il sera très dur, du fait de l’inflation quasi exponentielle des connaissances et, surtout, de leur obsolescence de plus en plus rapide ? C’est parce que je réponds « non » à ces questions que j’en suis arrivé à cette conclusion, douloureuse mais réaliste, que tout ce qu’on a déjà appris n’a presque aucune importance devant ce qu’on devrait encore apprendre ! Rappelons-nous la formule classique, bien que caricaturale : « le médecin praticien fonde son activité sur ce qu’il sait déjà, le chercheur sur ce qu’il ignore encore ».

De l’étudiant-médecin au médecin-étudiant
Car, tôt au tard, un jeune étudiant-médecin se retrouve seul face à sa conscience, et dans l’obligation, je ne dis pas seulement morale, mais même pratique, de devenir un « médecin-étudiant » ! Avez-vous un instant réfléchi au problème suivant : quel pourcentage de spécialités médicamenteuses connaîtriez-vous sans la presse médicale, ni les visiteurs médicaux ? À peine quelques années après votre thèse, ce pourcentage serait pratiquement nul ! Tout simplement parce que les choses apprises au CHU ne représenteraient qu’une partie de plus en plus insignifiante de l’iceberg d’une connaissance en marche ! C’est pourquoi j’estime que la presse médicale constitue, avec l’éducation des enfants, la chose la plus importante pour l’avenir du pays : parce qu’elle conditionne les habitudes de prescription des praticiens submergés par l’océan d’un savoir déferlant. Elle est donc le vecteur principal d’interaction entre la recherche et la pratique médicale au quotidien, pratique et recherche dont dépendent la santé et la vie de nos concitoyens… L’avenir d’une nation se trouve donc inscrit, non seulement dans ses « registres d’état civil », comme dit Alfred Sauvy, mais aussi dans son projet éducatif et dans sa faculté de communication ! Par exemple, certains Français ont élu le candidat François Mitterrand à la présidence davantage sur la vertu du slogan « la force tranquille » que pour avoir lu et analysé minutieusement son programme de gouvernement ! De la même manière, dans notre pratique courante, combien d’entre nous pourraient écrire la formule chimique du médicament prescrit, alors que nous avons pourtant été « nourris » de biochimie durant le PCEM [premier cycle des études médicales] ! La raison commune à ces deux phénomènes, c’est que nous réagissons souvent davantage par ce que les publicitaires appellent des « chocs », faisant intervenir une approche « globale » et « généralisante » du monde, impliquant surtout notre hémisphère cérébral droit ; et non par des analyses scrupuleuses des moindres détails logiques, ce qui impliquerait plutôt l’hémisphère cérébral gauche.

Qu’est-ce que la connaissance ?
C’est la question centrale que pose, finalement, toute réflexion épistémologique. Mais que la faculté n’effleure presque jamais, malgré une bonne décennie de « bachotage » nourri ! Un sondage auprès des consommateurs fut un jour réalisé, à l’initiative d’une marque d’un produit de grande consommation, pour définir ce que les utilisateurs entendaient par « connaître » un produit. Plus exactement, à l’occasion d’un sondage relatif à ce produit, l’une des questions (apparemment sans ambiguïté) était : « connaissez-vous ce produit ? ». Surprise : les hommes répondaient « oui » quand ils avaient déjà entendu parler du produit ; pour eux, « connaître » c’était simplement avoir en mémoire le nom d’un produit, savoir ce que c’est (un savon, un parfum, une automobile ou un contrat d’assurance). Mais les femmes s’avéraient, en moyenne, beaucoup plus exigeantes, que les hommes sur le sens du mot « connaître » : pour elles, répondre « oui » à la question posée signifiait plutôt avoir déjà utilisé le service ou consommé le produit ! Comme on le voit, les différences inter-sexuelles ne sont pas seulement, comme on le croit, d’ordre anatomo-physiologique et psychosociologique mais, curieusement aussi, de nature épistémologique, puisque les hommes et les femmes ne s’accordent pas (spontanément, avant toute concertation commune) sur le sens à donner au verbe « connaître » ! Et encore ne fais-je là strictement aucune allusion à la signification « biblique » de ce verbe : « et Adam connut Ève » !… Quand je me remémore les bribes éparses de mes « connaissances » d’anatomie du PCEM, c’est le pied ou, plus exactement, la statique de la voûte plantaire que j’ai le moins oubliée, après maintes années d’écoulement fluvial sous les ponts de la Seine ! Pourquoi le pied, et pas le pancréas ou les nerfs crâniens ? N’allez pas sortir votre Petit Freud illustré ! La raison tient à la qualité de la présentation pédagogique que développa à l’époque, au grand étonnement de « l’amphi », le Pr. Claude Kenesi (chirurgien orthopédiste), tel un moderne Kouzma Proutkov… Il avait commencé son cours par ces paroles : « Je ne vais pas vous parler de la voûte plantaire, sujet de ce cours, mais de l’architecture du CNIT, le Palais du Centre National des Industries et des Techniques *, au rond-point de la Défense ! » * [L’acronyme CNIT signifie également Centre des Nouvelles Industries et Technologies] Grâce à l’originalité que le Pr. Kenesi mit ainsi dans la forme de son cours, je me souviens encore du fond, malgré les années et ma non « polarisation » sur la question de la voûte plantaire ! Pourquoi ? Parce que, ce jour-là, le cours d’anatomie austère et traditionnel laissa place à la richesse d’un enseignement analogique ! Craie en main, l’orateur utilisa le « choc » des métaphores ! Si vous comparez l’architecture du CNIT de la Défense, à Paris, à celle de la voûte plantaire, en mettant par exemple, côte à côte, une photo du CNIT et un schéma anatomique de cette voûte plantaire, vous ne pouvez plus oublier l’analogie des arches et des points d’appui du pied. Et vous saisissez immédiatement quels sont les trois points d’appui plantaire : la grosse tubérosité du calcanéum en arrière et, en avant, le premier et le cinquième métatarsien. Non seulement le « rendement » temporel de cette connaissance anatomique s’avère étonnamment supérieur à toute autre approche du sujet mais, de surcroît, vous apprenez du même coup, le cas échéant, le plan général sur lequel les architectes Camelot, De Mailly et Zehrfuss ont conçu le célèbre palais du CNIT : sur le modèle du pied humain, avec ses arches et ses trois points d’appui ! Ce qui justifie le titre, quelque peu surréaliste, du présent article : la Défense, c’est bien le pied !…

Points communs contre cloisonnements
Pour la même raison, parce que cette représentation sollicitait les vertus du raisonnement analogique à saisie mentale globale et immédiate, la présentation du plan du Médec [salon de la médecine] 1984 fit aussitôt « tilt » dans l’esprit des médecins visitant le Médec ; cette présentation indiquait : « Médec 84 : repères anatomiques ». Cette « personnification » du Médec permettait au praticien visiteur de se retrouver en territoire connu, comme s’il s’agissait de présenter, non le plan d’un salon, mais des schémas anatomiques : démarche réciproque, en somme, de celle du Pr. Kenesi dans son cours sur la voûte plantaire. Ces quelques exemples suggèrent l’importance des comparaisons comme aide à la connaissance, à l’enseignement, ou à la communication publicitaire.
La recherche de points communs à deux ou plusieurs sujets (en apparence tout à fait étrangers les uns aux autres) s’avère fréquemment plus enrichissante pour l’esprit que la seule connaissance exhaustive de tous ces différents sujets, mais pris séparément. Les psychanalystes ont bien compris ainsi, depuis longtemps, l’importance de certains « coq-à-l’âne » apparents dans la cure. Il en va bien entendu de même dans la vie courante et, en particulier, dans la formation du médecin. Pourtant, ce type de discours « holistique » n’a pratiquement pas sa place dans la presse médicale. Cloisonnée traditionnellement en articles de thérapeutique, de nouvelles socioprofessionnelles, économiques, juridiques, etc… Et réservant en général une portion congrue aux articles de synthèse, comme les réflexions épistémologiques.

Kouzma Proutkov, ou l’esprit généraliste
Kouzma Proutkov était au XIXème siècle un auteur russe polycéphale (comme le groupe Bourbaki en mathématiques, en France, au XXème siècle). Auteur symbolique réunissant des contributions originales de Tolstoï et des frères Jemtchoujnikov. Et traitant justement de manière « agrégeante » des sujets apparemment très disparates, comme les rapprochements médico-architecturaux évoqués ici… Il est vraisemblable que l’apport de cet auteur à l’explosion scientifique en Russie, puis en URSS, au XX° siècle fut bien plus importante qu’on ne le pense généralement. Car la recherche se nourrit essentiellement, au départ, de métaphores et de rapprochements, fortuits ou volontaires. Et ce n’est donc pas un hasard si la « vieille Europe » s’est trouvée progressivement « larguée » par les USA et l’URSS : il lui manque, moins de ressources financières ou de « spécialistes », comme on le croit trop souvent, mais davantage de Bourbaki, de Kouzma Proutkov et de « groupes de Palo Alto », c’est-à-dire des gens ouverts sur tout, à l’esprit « généraliste », disponibles et, surtout, reconnus à la base d’une science et d’une pensée en mouvement ! Dans le cas précis de la médecine, les généralistes devraient être considérablement revalorisés dans l’opinion publique, comme dans celle des « princes qui nous gouvernent » : en leur donnant accès, notamment, aux filières de la recherche où ils auraient certainement leur mot à dire, comme dans les domaines de l’épidémiologie ou de la prévention. Les grandes idées viennent très rarement des « sérails » restreints : Pasteur n’était pas médecin, Évariste Galois, le plus grand génie français de tous les temps peut-être, fut refusé à Polytechnique, Einstein jugé « médiocre en physique » et le jeune Zola « passable en français » ! Bref, n’attendons pas un nouveau Quattrocento européen au XXIème> siècle si l’on s’obstine à privilégier les gens les plus « bardés de diplômes », les « spécialistes ultra qualifiés » au mépris d’une attitude beaucoup plus pragmatique donnant à tous leur vraie chance, honnêtes généralistes ou super-chevronnés. Il n’y a rien de plus nuisible en réalité, pour une entreprise, que de s’obstiner à ne s’entourer que de gens « déjà très expérimentés », car elle privilégiera ainsi fatalement la continuité des idées là où il faudrait peut-être parfois des « naïfs » novateurs… L’avenir de toutes les spécialités passe, plus que jamais, par l’esprit « rassembleur » des généralistes.