Du “gran” cinéma…

Publié le 28 février 2009 par Boustoune


Clint Eastwood est un paradoxe, une personnalité complexe aux facettes opposées.
L’image qui lui colle à la peau depuis les années 1970 est celle d’un type réactionnaire, macho et fasciné par la violence. Un portrait pas très flatteur façonné par certains rôles marquants - flics pourris, tueurs psychopathes, héros ambigus… - mais aussi par ses propos publics, l’homme étant un républicain convaincu, très conservateur – il a par exemple soutenu la guerre en Irak et boycotté les pays qui s’opposaient à la politique de George W.Bush.
Cependant, il est aussi réalisateur de films, certes traditionnalistes sur la forme, mais porteurs de valeurs plus progressistes et profondément tournés vers les autres.
Hollywood ne lui propose que des rôles de policiers ou de soldats ?  Il accepte, mais se sert de l’argent engrangé pour tourner des œuvres plus personnelles et s’offrir des rôles plus subtils, tels le chanteur de country de Honky Tonk Man… Et même quand il revient à ses premières amours, c’est pour incarner des personnages tourmentés et obsédés par l’idée de rédemption. On le dit machiste ? Il montre au contraire beaucoup de sensibilité et de respect pour la gent féminine dans les sublimes Sur la route de Madison ou Million dollar baby… On le taxe de racisme ? Il signe pourtant le portrait respectueux du jazzman noir Charlie Parker dans Bird et cherche à réconcilier vétérans de guerre américains et japonais avec son diptyque sur la bataille d’Iwo Jima.
Eastwood a beau avoir des convictions politiques très tranchées, il semble se remettre constamment en question, réfléchissant aux dérives de la société américaine et des politiques menées aussi bien par les démocrates que les républicains. C’est surtout un type nostalgique d’une époque dorée et d’une certaine idée de la grandeur américaine, qui constate avec dépit l’effondrement progressif de ses idéaux. Une phrase caractérise bien cette ambivalence d’Eastwood : « Je déteste ce putain de système. Mais tant que personne ne viendra l’améliorer, je le ferai respecter… » Il s’agit d’une réplique de Magnum Force, prononcée par le personnage de « Dirty » Harry Callahan, ce flic aux méthodes expéditives qui a largement contribué à l’image d’un Eastwood un peu fasciste.
Cette image, il en joue carrément dans son nouveau film, Gran Torino. Il se glisse avec beaucoup de délectation dans la peau d’un octogénaire fraîchement veuf. Un type rigide, vieux jeu, acariâtre, haineux et raciste. Mâchoires constamment crispées, œil noir, écume aux lèvres, Clint s’amuse à camper ce personnage auto-parodique à l’extrême, un « Dirty Papy » assez drôle et finalement assez touchant de par sa solitude et l’ampleur de ses désillusions. Ce Walt Kowalski, c’est un type en colère. Il râle contre son voisinage, composé de plus en plus d’étrangers : noirs, latinos, et surtout des hmongs, un peuple sino-vietnamien qui rappelle évidemment des mauvais souvenirs à ce vétéran de la guerre de Corée. Il peste aussi contre sa propre famille, et là, on le comprend un peu : ses deux fils ne le respectent pas, et ses petits enfants encore moins. Tous ces parasites ne pensent qu’à l’héritage qu’il va leur laisser, lorgnant surtout sur sa voiture soigneusement entretenue : une Ford Gran Torino 1972 – encore un symbole de la grandeur passée des Etats-Unis.
  
Cette voiture est d’ailleurs ce qui va servir de déclencheur à l’intrigue proprement dite, et de catalyseur à la relation entre Kowalski et Thao, son jeune voisin. Dans ces quartiers populaires, appartenir à un gang est quasiment une obligation pour un jeune garçon, et les cousins de Thao le lui ont fait comprendre. L’adolescent s’est vu imposer de force une épreuve initiatique : voler la fameuse gran torino. Evidemment le vieillard n’est pas prêt à se laisser voler sans rien dire et va chasser les intrus à coups de fusil. Suite à cela, il va devenir une sorte de héros pour les membres de cette paisible communauté. Leurs offrandes, leur disponibilité, et leur sens de l’honneur vont ébranler son intolérance. Peu à peu, il va même prendre sous son aile le jeune Thao, finalement un brave gamin désemparé face aux sollicitations des petites frappes qui lui tournent autour.

Sous la direction de n’importe quel tâcheron hollywoodien, Gran Torino aurait sans doute sombré dans la caricature grossière et le mélodrame facile. Mais Eastwood n’est pas né de la dernière pluie. C’est un cinéaste confirmé qui a su mener sa barque entre films populaires et œuvres artistiquement exigeantes, imposant un style totalement identifiable, sobre et élégant.
La mise en scène est fluide, agréable, loin des montages frénétiques et des effets à outrance, du bruit et de la fureur des blockbusters modernes. Chaque plan, chaque mouvement de caméra est intelligemment conçu, de manière à provoquer l’émotion sans alourdir la progression de l’histoire.
On s’attache vite aux personnages, y compris à ce vieux grincheux de Walt Kowalski, malgré ses nombreux défauts (Le fait qu’Eastwood lui-même ait endossé le rôle y est sans doute également pour beaucoup…). On se surprend même à savourer ses borborygmes de vieux macho, ses regards noirs et surtout ses petites répliques assassines, du style « Ca vous arrive de croiser un type que vous n’auriez pas dû emmerder ? C’est moi ! » ou « Padre, je pense que vous n’êtes qu’un jeune puceau de 27 ans sur-éduqué, qui aime à tenir la main des vieilles dames en leur promettant la vie éternelle… »…
On s’amuse même, un peu honteux, des surnoms racistes donnés à ses voisins, « les rats des marécages » : « Yum yum » (« Miam Miam »), « Toad » (« crapaud »), « Click-Clack, Ding-dong et Charlie Chan »…

Evidemment, un certain malaise naît de tout ceci. Surtout quand le film bascule dans le drame, menaçant de se muer peu à peu en une apologie douteuse du droit à posséder des armes, de l’auto-défense et de la justice expéditive. Mais Clint Eastwood est trop malin et trop sage pour marcher bêtement sur les traces de Charles Bronson et son tristement célèbre Un justicier dans la ville. S’il joue la carte de l’ambiguïté jusqu’au bout, c’est pour mieux définir ce qu’est, selon lui, un vrai héros : un type ordinaire, pas forcément parfait, qui se sacrifie pour protéger des plus faibles que lui.
Le cinéaste défend finalement plus l’altruisme et la générosité que la violence et les comportements belliqueux. Et ce n’est de toute façon pas le sujet principal du film. Ce qui a intéressé Eastwood dans le script écrit par Nick Schenk, c’est probablement cette histoire de transmission intergénérationnelle et de filiation, spirituelle du moins. Le thème a souvent été exploité dans les films du réalisateur américain, de Honky Tonk man à Million dollar baby, en passant par Un monde parfait ou La relève.  Il est ici davantage mis en avant, comme si le cinéaste, aujourd’hui âgé de 78 ans, avait conscience de devoir transmettre son savoir-faire, lui-même hérité des grands maîtres du cinéma américain. Quand Kowalski oblige le jeune Thao à retaper la vieille baraque défraîchie de l’autre côté de la rue, pour lui inculquer la valeur des choses, l’utilité du labeur et la force de la solidarité, on pense évidemment à la façon dont Eastwood conçoit ses films : des œuvres intelligentes et subtiles, réalisées juste pour la satisfaction du travail bien fait et le plaisir des yeux.

Même si on peut le qualifier de « mineur » dans la carrière d’Eastwood, Gran Torino est néanmoins un film très intéressant. Le cinéaste y fait preuve une fois de plus de son talent de mise en scène, se joue avec délectation de son image, aborde des thèmes très personnels. Et, avec un naturel désarmant – si j’ose m’exprimer ainsi, arrive une fois de plus à concilier cinéma populaire et exigences artistiques…
Note :

tags: Gran Torino, Clint Eastwood, racisme, gangs, tolérance, transmission du savoir, héritage