La "Missile Defense" et la possible implantation d'armes antimissiles américaines en Europe centrale, avec le soutien unanime des pays membres de l'OTAN, alimentent un débat stratégique feutré au sein du monde de la défense. Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII), spécialiste des politiques de défense et de sécurité dans l'espace ex-soviétique, Michel GUÉNEC répond à nos questions sur le thème des systèmes antimissiles russes.
LA RUSSIE S'OPPOSE AVEC VÉHÉMENCE À L'IMPLANTATION DE SYSTÈMES ANTIMISSILES AMÉRICAINS EN EUROPE CENTRALE. PARADOXALEMENT, ELLE EST LE SEUL PAYS, DE L'ATLANTIQUE À L'OURAL, À DÉPLOYER UN SYSTÈME GLOBAL DE DÉFENSES ANTIMISSILES. QUELLES ONT ÉTÉ LES ÉTAPES PARCOURUES DEPUIS LE RÉSEAU « GALOSH » DE L'ÈRE SOVIÉTIQUE ?
Avec le système Galosh la Russie est historiquement le seul pays, avec les Etats-Unis, à avoir développé et déployé un système d'antimissiles balistiques (ABM) dès le début des années 1960, avant même que START I n'autorise ce type de déploiement en 1972. Déployé autour de la grande couronne de Moscou, ce réseau est aujourd'hui très dégradé, mais il est en train de retrouver lentement une nouvelle jeunesse après la création l'année dernière d'un premier régiment de S-400 (SA-21) dans la banlieue de la capitale.
En Russie, la défense ABM est du ressort, depuis le 1er juin 2001, des « Forces spatiales militaires », qui n'est pas une « armée », au même titre que la marine ou l'armée de Terre, mais ce que l'on appelle en Russie une « arme indépendante » (1). Celles-ci sont en charge de l'exploitation du domaine spatial militaire, de la défense aérienne de zone et de l'alerte contre les missiles stratégiques (2). Elles sont donc organisées en plusieurs branches (spatiale (3), alerte avancée et défense aérienne). C'est cette dernière, la branche « défense aérienne » (VKO), qui est en charge de la défense statique des zones et des implantations militaires stratégiques, dont la ville de Moscou (3ème armée de VKO). Cette zone de défense s'appuie sur un radar de gestion du champ de bataille Don-2N et un centre de commandement, implanté à Sofrino, dans la banlieue de la capitale, et s'étend en trois cercles défensifs constitués de missiles nucléaires en silos à long et moyen rayon d'action de type 51T6 Gorgon et 53T6 Gazelle, et conventionnels du type S-300 (SA-10 et SA-12) et, depuis peu, S-400 mobiles, je viens de l'évoquer. Les deux premiers systèmes, trop anciens (installés dans les années 1970 et au début des années 1980), ne seront probablement pas modernisés. Quant aux S-400, très coûteux, ils n'arrivent dans les unités qu'au compte-gouttes et sans être équipés de leur nouveau missile, toujours en cours de développement, mais avec celui du S-300. La raison première de l'arrivée en parc du S-400 ne tiendrait pas à des capacités militaires supérieures à celles de son prédécesseur, mais au fait que ce système d'armes est trois fois moins « gourmand » en personnel. Ces missiles S-300 et S-400, contrairement aux Gorgon et aux Gazelle, et comme le Patriot, est avant tout un missile anti-aérien à capacité ABM. On les trouve donc aussi en service dans les armées de l'Air et de Terre où ils protègent les troupes sur le terrain, les bases aériennes, les dépôts d'armes, etc. selon la presse, le S-400 sera ainsi déployé dans le long terme en protection de quelque 130 sites stratégiques (industriels, militaires, nucléaires, etc.).
LA RUSSIE DISPOSE-T-ELLE D'UN RÉSEAU DE RADARS PERMETTANT DE DÉPLOYER UNE DÉFENSE ANTIMISSILE GLOBALE EFFICACE ? OÙ SONT DÉPLOYÉS LES RADARS EXISTANTS ET INCORPORÉS DANS CETTE ARCHITECTURE GLOBALE ?
Une défense antimissiles digne de ce nom ne saurait fonctionner sans un réseau de radars. Le système d'alerte avancée russe (SPRN), c'est-à-dire le complexe des grands radars ABM, est implanté sur tout le territoire de la CEI (Russie, bien sûr, mais aussi en Ukraine, en Azerbaïdjan, au Kazakhstan et en Biélorussie). L'ensemble est en très mauvais état, les réparations n'ayant pas été faites faute d'argent, mais aussi de techniciens spécialisés, et pour des raisons politiques. Aussi les Russes ont-ils commencé à déployer une nouvelle génération de radar ABM mobile (type Voronej-DM). Un premier a été officiellement inauguré fin janvier 2006 dans le village de Lekhtousi, dans la région militaire de Léningrad, et la construction d'un second touche à sa fin à Armavir, dans le Caucase. Il s'agit avant tout pour Moscou de rapatrier sur son territoire l'ensemble des infrastructures stratégiques. C'est, entre autres, pour cette raison que les Russes ont mis un terme en janvier 2008 à la location des deux radars ukrainiens de Moukachevo et de Sébastopol.
Le segment satellitaire de l'alerte avancée, avec des satellites de type Oko ou Prognoz, est dans un tout aussi mauvais état, Moscou mettant surtout l'accent sur le système de GPS type Glonass, essentiel au guidage de certains missiles stratégiques et des bombardiers stratégiques. Hormis le Glonass, qui depuis la conception du Galiléo européen, est devenu un des emblèmes de la technologie spatiale russe, l'ensemble des infrastructures spatiales n'est pas bien financé. En 2006, par exemple, le budget des Troupes spatiales n'était que de 734 millions de $ (20 milliards de roubles), contre 1.358 milliard cinq ans auparavant. Ce problème de financement des Troupes spatiales renvoie bien entendu à celui de l'ensemble des forces armées, Moscou devant faire face à une attrition très rapide de ses armements et systèmes d'armes hérités de l'URSS, et ce alors que ne cesse de s'étendre le conflit nord-caucasien, le tout avec un budget sensiblement équivalent à celui de la France. On évoque toujours l'espace russe comme une source de richesses naturelles. Ce qu'il est, certes, mais du point de vue militaire il est surtout un facteur de dilution de la puissance tant les théâtres d'opération sont éloignés les uns des autres, nécessitent leurs propres types d'armement et leurs propres infrastructures de commandement et de logistique.
QUELLES SONT LES CARACTÉRISTIQUES DES S-300 ET S-400 EN COURS DE DÉVELOPPEMENT PAR LE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL RUSSE ? CES ENGINS ONT-ILS DES PERFORMANCES COMPARABLES AUX SYSTÈMES AMÉRICAINS (PATRIOT, INTERCEPTEURS DÉPLOYÉS À FORT GREELY, EN ALASKA, ET SUR LA BASE DE VANDENBERG, EN CALIFORNIE) ?
Difficile à dire, parce qu'on touche ici au secret industriel et que les performances de ces systèmes d'armes anti-aériens, contrairement, aux armements classiques que l'on retrouve en service dans de très nombreuses armées étrangères, ne sont que difficilement quantifiables en absence de conflit. Les Russes, évidemment, prétendent que leurs missiles sont très supérieurs aux missiles américains, comme le sont leurs avions de combat ou leurs chars. C'est de bonne guerre, après tout. Ceci dit, et sans méconnaître l'extrême qualité de la recherche soviétique et russe dans le domaine des missiles, je me demande comment des centres de recherche russes qui fonctionnent depuis près de 20 ans sans moyens financiers, parfois sans moyens humains, et en utilisant presque exclusivement les résultats de la recherche soviétique, auraient pu développer des systèmes supérieurs à ceux des Américains dont les ressources financières sont 200 à 300 fois supérieures et profitent pleinement d'une synergie privé/public inconnue en Russie. De plus, et comme dans le domaine aéronautique, par exemple, où la figure acrobatique dite du Cobra faite du Su-27 est présentée comme la quintessence du combat aérien, comme si les avions modernes combattaient encore selon des schémas hérités de la Seconde Guerre mondiale, les évaluations de ces missiles sont souvent faites sur des données brutes (délai de mise en œuvre, vitesse, portée, etc.). Celles-ci ont leur importance, bien entendu, mais sont loin, surtout dans le domaine de l'interception ABM, de suffire, surtout dès lors qu'il est question, comme cherchent à le faire aujourd'hui les Américains, non plus à détruire seulement un missile, mais une ou plusieurs têtes nucléaires d'un ICBM ou d'un SLBM. Il faut leur ajouter les données liées, par exemple, à la capacité de résistance du missile au leurrage, à ses capacités d'évolution à forte charge en interception finale pour parer à une manœuvre de la cible, à la distance létale de l'explosion du missile, au profil de dispersion des billes lors de l'explosion de la fusée de proximité, à la capacité du missile de percuter sa cible et non seulement d'exploser à proximité, etc.
Les antimissiles américains, y compris les Patriot PAC-3 et les SM-3, ont bénéficié des plus récentes technologies, contrairement aux S-300 et S-400 dont la technologie remonte aux années 70 et 80. Le S-400, qui plus est, rappelons-le, n'a toujours pas son missile dédié. Il faut bien comprendre que toute la puissance, encore théorique à ce jour, de la MD américaine repose sur une combinaison de technologies intégrant une constellation de satellites de surveillance et de détection, des moyens laser aériens et des systèmes de défense anti-aériens Patriot, SM-3 et THAAD, des systèmes à terre et embarqués (frégates Aegis et avions), des radars d'alerte avancée et de discrimination. Les Russes, comme les Européens d'ailleurs, sont très loin de pouvoir bâtir une pareille architecture, mais ils sont probablement en mesure de la leurrer en « mirvant » à nouveau leurs missiles et en travaillant sur la furtivité des têtes. Sauf erreur de ma part, les Russes ne développent pas encore de futur système d'alerte spatial, même s'ils en ont récemment exprimé l'intention, capable de distinguer un tir de missile d'une fausse alerte provoquée, par exemple, par des nuages ou l'éclat du soleil sur une montagne enneigée.
OÙ EN SONT LES EXPORTATIONS DE MOYENS DE DÉFENSE AÉRIENNE, S-300 INCLUS ? DE QUELS ENGINS RUSSES DES PAYS COMME LA SYRIE OU L'IRAN DISPOSENT-ILS EFFECTIVEMENT ? QUELS SONT LES AUTRES PAYS BÉNÉFICIAIRES DES TECHNOLOGIES RUSSES ? LA BIÉLORUSSIE ? LA CHINE ?
Beaucoup de pays en ont acheté, car les premiers S-300 sont entrés en service dans l'armée soviétique à la fin des années 1970. Plusieurs alliés du Pacte du Varsovie ou républiques ex-soviétiques en ont donc perçu ou hérité. C'est le cas de l'Ukraine, de la Biélorussie, l'Arménie, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, le Kazakhstan, l'Allemagne de l'Est. Un pays désireux d'en acquérir a le choix du vendeur !
Depuis la chute de l'URSS, l'Inde, la Croatie, la Chine, le Kazakhstan, la Slovaquie, la Grèce, peut-être la Syrie et le Vietnam, ont acheté le missile, parfois dans ses versions récentes. La Biélorussie, a reçu des systèmes S-300SP ou PMU-2 d'occasion au début de 2006 à titre gratuit, probablement dans le cadre des accords de défense entre les deux pays. Ces missiles n'étaient pas opérationnels et ont nécessité une longue remise en état dans les usines biélorusses. Selon une source du CMI russe, la Biélorussie aurait également émis le souhait en janvier 2008 de remplacer les vieux Tochka-U (SS-21) qui équipent ses 2 brigades de missiles par des S-400. Cette même source ajoute que ce système ne sera pas livré à d'autres pays. Les industriels russes sont sûrement favorables à une telle livraison, mais la décision demeure politique, étant donné les capacités opérationnelles de ce système d'armes.
Les Chinois sont de gros clients. Ils en ont reçu dès la fin des années 1990 en version terrestre (PMU-1 et PMU-2) et navale (SA-N-6/S-300F) et ont copié les versions PMU1 et 2 dont ils détenaient les licences de fabrication. De même, l'Akash indien, un missile anti-aérien à moyenne portée, doit-il beaucoup au SA-6 et au S-300 soviétiques. Il n'est pas impossible que le Vietnam ait tenté récemment de s'en procurer sur le marché noir russe. En octobre 2002, des S-300 cachés dans des caisses contenant officiellement des pièces de voitures à destination du Vietnam ont ainsi été découverts par les douanes russes dans le port de Saint-Pétersbourg. Le Kazakhstan, qui en a reçu entre 1997 et 2000, aurait commandé lors du salon aéronautique MAKS-2007 des versions plus modernes (S-300 PS, PMU-2), voire des S-400.
La livraison de S-300 à l'Iran est un serpent de mer qui traverse toutes les années 2000. Face aux protestations israéliennes et américaines aucun missile n'a, à ce jour, été livré, mais il n'est pas exclu que Moscou se décide à sauter le pas pour riposter à l'implantation des infrastructures MD en Europe centrale. Ce dossier est très sensible, bien entendu, étant donné les capacités du missile et les relations entre la Russie, Israël et les Etats-Unis. Ce n'est ainsi pas un hasard, alors que débute véritablement les pourparlers avec l'administration Obama sur l'avenir du segment MD en Pologne et République tchèque, si pendant sa visite à Moscou cette semaine le ministre iranien de la Défense s'est vu présenter l'une des usines de construction du S-300. Mais jusqu'à présent, les Russes se sont contentés de fournir aux Iraniens des systèmes Tor-M1 (SA-15) moins performants. Un contrat avec l'Algérie, évoqué en mars 2006, ne semble pas avoir abouti, pas plus que celui annoncé en mai 2007 avec la Libye.
Notons toutefois que la technologie des premières versions du S-300 est bien connue en Occident dans la mesure où Chypre a acheté plusieurs batteries en 1997, plus tard transférées à la Grèce, que l'Allemagne de l'Est en avait au moment de la réunification, ainsi que la Slovaquie, qui en a hérité de l'armée tchécoslovaque. Les Américains ont également acquis quelques exemplaires pour les tester. Les systèmes slovaques ont d'ailleurs été utilisés il y a quelques années lors d'exercices de l'OTAN.
POUR RIPOSTER AU POSSIBLE DEPLOIEMENT DE SYSTÈMES ANTIMISSILES AMÉRICAINS EN EUROPE CENTRALE, LES DIRIGEANTS RUSSES ONT MENACÉ DE DÉPLOYER DES MISSILES ISKANDER DANS L'ENCLAVE DE KALININGRAD ( L'ANCIENNE KÖNIGSBERG) ET SUR LE TERRITOIRE DE LA BIÉLORUSSIE. QUELLES SONT LES CARACTÉRISTIQUES ET LES CAPACITÉS DE CE MISSILE ? POURQUOI LES EXPERTS LE COMPARENT-ILS À UN « SCUD » DE NOUVELLE GÉNÉRATION ? EN RAISON DU POTENTIEL DE PROLIFÉRATION QUE RECÉLE CE MISSILE ?
Si le Scud a été dans les années 1950 le premier missile sol-sol soviétique réellement opérationnel, il représente une impasse technologique, même s'il a été partout copié et poussé au bout de ce qu'il était possible d'en faire. Ce n'était après tout qu'une évolution du V2 allemand. L'Iskander est plutôt issu de la technologie du SS-23, incommensurablement plus performant que le Scud, qui ne fut jamais admis au service actif à cause de l'entrée en vigueur du traité FNI en 1987 (4). L'Iskander/SS-26 est, comme l'a été le Scud en son temps, théoriquement proposé à l'exportation, dans une version moins moderne (Iskander-E) que celle qui équipe les forces russes, tout en demeurant toutefois soumise aux restrictions du régime MTCR (5). Je vois mal toutefois les Russes en exporter avant longtemps alors qu'ils veulent rééquiper en Iskander cinq de leurs brigades Tochka-U avant 2015. L'un des responsables de Rosoboronexport, l'agence russe d'exportation d'armes, a d'ailleurs confirmé en novembre 2008 cette impossibilité, liée au manque de capacités des chaînes de montage, d'exporter ces missiles avant que les forces russes ne soient elles-mêmes équipées.
Ceci dit, l'Iskander, qui ne désigne pas un missile proprement dit, mais un système d'armes tactique sol-sol pouvant être gréé avec divers types de missiles, est largement une arme « politique », comme l'était en 1977 le fameux SS-20. A la différence de ce dernier, toutefois, il ne semble pas avoir été développé pour porter une charge nucléaire, tout d'abord parce qu'il est beaucoup plus précis, du moins selon ses versions, que les missiles sol-sol des générations précédentes. Monté sur roues, il est impressionnant avec ses deux missiles dressés vers le ciel et passe, comme le Topol-M2 SS-27, très bien à la télévision (!). Au-delà de ses caractéristiques militaires redoutables, c'est la raison principale pour laquelle les Russes le mettent en avant dans les médias bien entendu. Chanter sur tous les tons, comme le fait la presse, que l'Iskander « serait à même de détruire l'ABM » est un truisme. C'est bien le signe de la politisation de ce missile. Comme en 1977 les Russes cherchent surtout à marquer les opinions publiques européennes alors que les missiles de croisière conventionnels portés par avions ou par sous-marins, par exemple, voire les armes nucléaires tactiques, sont parfaitement capables de détruire les sites de la Missile Defense en Pologne et en République tchèque. Mais ils sont moins médiatiques.
Arme politique également car ce missile n'est, a priori, pas encore pleinement opérationnel. Selon la presse, quelques uns ont été déployés dans le Nord-Caucase où l'armée russe a pendant les combats des années 1990 et au début des années 2000 beaucoup utilisé ce type de missile sol-sol (Scud, Tochka-U). En fait, ces exemplaires seraient ceux du régiment du centre d'essais de Kapustin Yar dans cette même région du Caucase et non pas ceux d'un régiment opérationnel. Dans sa version R-500, dite Iskander-K (K pour Krylataya, c'est à dire « de croisière »), il est encore en développement (6), le premier tir n'ayant été effectué qu'en mai 2007, à grand renfort de publicité. Les Russes rencontrent également des difficultés dans le développement de ce missile. Les premiers essais semblent indiquer, comme dans le cas du SS-N-28 Boulava, un défaut de conception ou, à tout le moins, des problèmes techniques. De plus, l'usine de Votkinsk, en Oudmourtie, qui fabrique le SS-26 est également celle qui doit parallèlement monter le SS-27 Topol et, demain, peut-être le Boulava. Il est donc probable qu'elle ne pourra produire en masse ces trois missiles, alors qu'elle ne réussit à fabriquer qu'entre quatre et six Topol chaque année quand l'état-major tablait au début du programme sur une moyenne de trente à quarante missiles.
Politique toujours car on voit bien combien le déploiement de ce missile à Kaliningrad, où il remplacerait les vieux Tochka-U/SS-21 de la 152ème brigade de missiles sol-sol, est conditionné à l'ouverture des sites MD en Europe centrale. Les Russes ont également menacé d'installer des Iskander en Biélorussie en représailles à la MD. Il s'agit là encore d'une manœuvre politique dans la mesure où tout d'abord les Russes n'ont, une fois encore, pas ces missiles ; ensuite, pareille livraison violerait le régime MTCR (7) ; enfin le MAE biélorusse a réfuté l'information ; 4) les Biélorusses cherchent à remplacer leurs vieux Tochka-U par des Iskander plus modernes, procédure normale, mais qu'ils n'obtiendront pas gratuitement.
COMMENT ANALYSER L'OPPOSITION DE LA RUSSIE À L'IMPLANTATION DE SYSTÉMES ANTIMISSILES AMÉRICAINS EN EUROPE CENTRALE ?
Je suis tout d'abord très frappé par la guerre médiatique russe menée contre les seules infrastructures d'Europe centrale alors que la MD, depuis ses « couches basses » (frégates Aegis/SM-3) jusqu'à ses « couches hautes » (satellites), est un énorme ensemble qui couvrira une bonne partie du globe, depuis le Pacifique jusqu'à l'Europe. Or, les Russes ne semblent lutter vraiment que contre le segment européen. J'en déduis deux choses : soit, ces infrastructures européennes ont dans cet ensemble une importance technologique ou opérationnelle que n'ont pas les autres sites, ce dont je doute, soit, plus sûrement, cette opposition russe cache, en fait, des manœuvres et des intérêts politiques dont les ramifications s'étirent jusqu'au dossier iranien et celui sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), voire un blocage psychologique à l'idée que des installations de l'ennemi américain soient installées sur le sol d'un ex-allié du Pacte de Varsovie.
Plus généralement, l'opposition russe à la MD, mais aussi au déploiement d'armes spatiales antimissiles, tient au mauvais état de la force de dissuasion nucléaire russe et aux retards pris par le R&D militaire russe. La Russie aurait pu, comme la France, par exemple, dans les années 1990, choisir de tirer partie des « dividendes de la paix » et de ne conserver qu'un ou deux segments de sa triade nucléaire. Une telle option aurait été d'autant plus logique que la doctrine de 2000 notait qu'une guerre globale avec l'OTAN n'était pas une menace immédiate. Si la Russie n'a pas fait ce choix, si elle continue à s'en tenir à une posture de destruction mutuelle assurée (MAD) avec les Etats-Unis, c'est par choix politique - l'arme nucléaire est un attribut de puissance et donc un outil politique - mais aussi parce qu'elle n'avait pas réellement le choix. Incapable de construire une flotte de SNLE à même d'assurer sur tous les théâtres un niveau crédible de dissuasion, Moscou n'a pas eu d'autre solution que de conserver son parc d'ICBM, pourtant le plus exposé à une première frappe, mais aussi le moins coûteux à entretenir, et de le renforcer tant bien que mal par les restes de l'aviation stratégique et de la FOST et par les armes nucléaires tactiques.
Dans un article paru dans le numéro de mars-avril 2006 de Foreign Affairs, dont le retentissement a été considérable en Russie, deux analystes américains, Kier Lieber et Daryl Press estimaient, je cite, que la Russie avec « 39% de bombardiers stratégiques, 58% d'ICBM et 80% de SNLE de moins que n'en comptait l'URSS dans ses derniers jours » est aujourd'hui vulnérable à une frappe préventive américaine. C'est bien évidemment aussi sous cet angle qu'il faut analyser la crainte des Russes face à la MD. Encore les deux analystes américaines sont-ils loin du compte ! On ne réalise pas encore combien dans une dizaine d'années la majeure partie de l'arsenal nucléaire et conventionnel hérité de l'URSS devra être définitivement mise à la casse. L'état-major russe le sait et comme il ne pourra remplacer nombre pour nombre ses chars, ses navires et ses avions, il tente d'équilibrer le tout par le nucléaire. Mais dans ce dernier domaine, aussi, les missiles ne pourront être tous remplacés, à commencer par les SLBM des SNLE. La FOST russe est très dégradée, dégradée par le manque d'entretien et de formation des équipages, par l'absence de constructions neuves en nombre suffisant, par les difficultés techniques et humaines des chantiers navals, et par les difficultés de développement du nouveau SLBM Boulava (8). 5 vieux Delta IV, sur les 6 que compte encore la marine, ont toutefois, à ce jour, été refondus pour pouvoir tirer la version modernisée à 10 têtes du SLBM SS-N-23 (R 29 RM Sineva). Le 3ème Typhoon, le Dmitriy Donskoï, ne sert qu'aux seuls essais du missile Boulava, qu'il ne peut probablement pas lancer depuis tous ses silos. Quant aux deux autres, ils n'ont pas tiré de missile depuis octobre 2002, pour l'un, et octobre 2003, pour l'autre. Ils ne sont probablement plus opérationnels (cette classe de sous-marin l'a-t-elle seulement un jour été ?), mais rien n'exclue qu'ils soient d'alerte à quai. Une telle posture les rendrait toutefois très vulnérables. Les 6 vieux Delta III (entrés en service entre 1977 et 1982) naviguent toujours et testent régulièrement leurs SS-N-18. Mais ces missiles sont aussi vieux que leurs porteurs et leur entretien difficile, tout comme celui des SS-N-20 des Typhoon, d'ailleurs, que l'ancien CEMM voulait désarmer dès la mi-2004. Selon des sources dans le CMI russe, ce sont 75% des SLBM qui auraient à ce jour dépassé leur durée de vie opérationnelle.
Quant au programme de nouvel SNLE de type Boreï, qui doit remplacer les Delta-IV, il a pris beaucoup de retard à cause de la nécessité de refondre les silos après l'abandon à la fin des années 1990 du SLBM SS-X-28 et son remplacement par le SS-N-30 Boulava et des difficultés de développement de ce dernier. Un abandon du programme Boulava, régulièrement évoqué mais politiquement inimaginable tant ce missile est devenu au même titre que le Glonass, par exemple, une vitrine technologique, déboucherait sur une nouvelle refonte des Boreï pour leur permettre de tirer le Sineva, le seul SLBM russe un tant soit peu moderne. Celui-ci étant plus long et n'utilisant pas la même technologie d'éjection que le Boulava, cette refonte serait nécessairement longue et très coûteuse. De plus, le Sineva utilise un carburant liquide, solution technique très dangereuse à bord de sous-marins, que les Russes voulaient justement abandonner après de multiples accidents.
La situation des ICBM n'est guère plus reluisante. Les SS-25, qui ont été réceptionnés par les unités entre 1985 et 1992, sont très vulnérables, dans l'absolu, face à la MD américaine. Développés pour satisfaire aux clauses de START II, ils sont en effet monotêtes. Quant aux seconds, les SS-18 et SS-19, ils ont pour points faibles d'avoir atteint la fin de leur vie opérationnelle théorique entre 1998 et 2005 et d'avoir été construits avec l'aide d'usines et de bureaux d'études aujourd'hui ukrainiens et biélorusses (sous-ensembles moteurs et étages). Même si le stockage sec de ces missiles à carburant liquide est possible, leur maintenance est en conséquence, après l'indépendance de ces pays, de plus en plus problématique et contribue à placer entre les mains d'industriels étrangers une partie de la dissuasion nucléaire russe. Quant aux SS-18, dont le démantèlement aurait dû être achevé, ils resteront encore en service une quinzaine d'années grâce à un accord industriel passé avec les Ukrainiens fin 2006. Que les relations entre les deux pays viennent encore à se tendre et Moscou pourrait devoir démanteler ces missiles plus rapidement que prévu. En fait, le SS-27 est le premier ICBM russe à avoir été conçu sans l'aide des usines et des bureaux d'études ukrainiens et biélorusses.
Les nouveaux Topol M2 SS-27, mobiles et en silo, ne remplacent qu'au compte-gouttes les vieux missiles. Qui plus est, les premiers SS-27, qui ont également été développés en prévision de l'entrée en vigueur de START II, sont eux aussi monotêtes. Ils seront peu à peu « remirvés », comme l'est déjà la version mobile, plus récente, mais cela est très coûteux et nécessite une longue manutention des missiles. D'ores et déjà, la version modifiée, dite RS-24, est en développement, et 3 tirs d'essais ont été à ce jour effectués. Problème supplémentaire pour les Russes : la durée de vie limitée de leurs têtes nucléaires est très inférieure à celle des têtes américaines, ce qui est d'autant plus pénalisant qu'une tête est étroitement associée à une version du vecteur et ne peut être utilisée sur une autre version. Or, les Russes disposent de multiples versions et sous-versions de leurs missiles. C'est un facteur très handicapant.
En résumé, l'ossature nucléaire russe est aujourd'hui constituée de vieux missiles SLBM et ICBM (SS-N-18 et 20, SS-18, 19 et 25) qui ont pour la plupart dépassé largement leur limite d'âge opérationnelle, tandis que le réseau d'alerte avancée (radars ABM), je l'ai brièvement évoqué, est très dégradé. Sur les 13 divisions que comptent les Forces de missiles stratégiques (RVSN), 9 sont encore équipées de SS-25, 1 de SS-18 et peut-être 2 de SS-19. Le SS-27 mobile n'équipe qu'une division, tout comme la version ensilée.
Autre aspect du dossier : la Russie a pris un énorme retard dans le domaine des armes classiques de précision ou dites « à pénétration » qui, comme on le sait, peuvent remplacer par leur efficacité certaines armes nucléaires de faible puissance. C'est un discours que l'on a beaucoup entendu aux Etats-Unis ces dernières années. Ce n'est pas un hasard, bien entendu, si lors de son déplacement en janvier 2006 de Kalouga, où sont fabriquées les têtes nucléaires russes, le président Poutine a laissé entendre que la part consacrée au nucléaire dans le budget de la Défense devait diminuer pour permettre le développement d'armes conventionnelles de haute précision.
Enfin, pour terminer, un autre problème est lié au fait que le traité russo-américain SORT signé à Moscou le 24 mai 2002 ne rend pas obligatoire la destruction des têtes retirées et stockées. Les Russes considèrent qu'elles représentent d'autant plus une menace que les Américains auraient pris un grand retard dans leur démantèlement. Ils n'ont pas forcément tort : en janvier 2002, dans un document du Pentagone présenté comme une révision du Nuclear Posture Review de 1994, Washington a ainsi annoncé vouloir garder en réserve une partie des milliers de leurs ogives nucléaires devant être retirées dans le cadre des différents traités.
Tous ces facteurs, mis bout à bout, additionnés à l'extrême sophistication de la défense antimissiles américaine, fragilisent la dissuasion nucléaire russe. Les généraux russes sont partout sur ce dossier sur la défensive, d'autant plus que l'atmosphère à Moscou est à l'hystérie anti-occidentale, et se demandent si ce qu'il subsisterait de leur parc de missiles après une frappe préventive américaine suffirait à percer la MD et alors que leur dissuasion est aussi tournée vers la Chine. En annonçant en décembre 2001 leur volonté de sortir du traité ABM de 1972 qui interdit tout bouclier antimissiles, les Américains, estiment les Russes, ont signifié qu'ils abandonnaient la logique de la dissuasion nucléaire stratégique. Non seulement, cette logique rendrait désormais possible l'utilisation d'armes nucléaires tactiques contre des puissances conventionnelles, mais elle ferait également perdre à Moscou son rôle d'interlocuteur privilégié de Washington dans le domaine nucléaire. La MD est, bien entendu, au cœur de cette politique américaine (9), tout comme le sont, également, les nouvelles armes nucléaires tactiques que développent les Etats-Unis depuis plusieurs années et qui pourraient leur servir à effectuer des frappes dites « chirurgicales ».
PLUS LARGEMENT, QUELS SERAIENT LES ENJEUX D'UNE « GRANDE NÉGOCIATION » AMÉRICANO-RUSSE SUR LES FORCES NUCLÉAIRES STRATÉGIQUES (UN NOUVEAU TRAITÉ START) ?
2009 devrait être l'année de la reprise des pourparlers russo-américains sur les grands traités que sont le FCE et START. L'avenir de la MD en Europe centrale devrait aussi être fixé, d'une manière ou d'une autre, et il n'est pas sûr qu'il aille dans le sens des Russes. Pour eux, il s'agit d'une priorité. Le CEMA russe, le général Nikolaï Makarov, l'a annoncé en février dernier : "dans nos rapports avec l'OTAN, il y a aujourd'hui trois thèmes principaux: la défense antimissile, la limitation des armes conventionnelles en Europe (FCE) et un nouveau traité START".
Où en sommes-nous ? Les plafonds du traité START I, qui expire le 5 décembre 2009, ont été, comme on le sait, modifiés par le traité SORT. Schématiquement, celui-ci établit que le traité START I expirera en 2009, à moins que les deux parties ne s'accordent pour le proroger, et les deux Etats s'engagent à réduire leurs arsenaux nucléaires stratégiques respectifs de 2/3 environ avant 2012, les faisant passer de 6000 têtes nucléaires environ à 1700-2200. SORT, il est important de le souligner, demeure toutefois adossé aux mécanismes de vérification prévus par START I et son volume est identique à celui qui aurait dû être celui de START III, si celui-ci avait vu le jour après la réunion Clinton-Eltsine de mars 1997 à Helsinki. Par contre, et contrairement à START II (10), SORT autorise le maintien sur les ICBM de charges nucléaires « mirvées » et, je l'ai déjà dit, ne rend pas obligatoire la destruction des têtes stockées.
Concernant le désarmement stratégique, les Russes semblent pris en tenaille. D'un côté, pour des raisons financières et sécuritaires, ils souhaitent une nouvelle baisse juridiquement contrôlée, irréversible et vérifiable, des seuils nucléaires et une destruction des têtes stockées. Ils sont ici en désaccord avec les Américains qui, jusqu'à présent du moins, n'évoquaient que des mesures de transparence déclaratoires et non juridiquement contraignantes. De l'autre côté, Moscou craint que ces seuils bas, liés au taux d'attrition de leurs vecteurs, évoqué à l'instant, ne leur laissent plus assez de missiles pour percer la MD en cas de première frappe américaine. Dans les faits, de toute façon, l'arsenal russe devrait dans les prochaines années, nouveau traité ou pas, passer sous la barre des 1500 têtes, c'est à dire bien en deçà du plafond fixé par SORT. Les Russes l'ont d'ailleurs annoncé avant même de signer ce traité, et c'est probablement l'une des raisons pour laquelle les Américains ne sont pas pressés de les suivre.
La nouvelle administration Obama semble, cependant, décidé à aller de l'avant sur le dossier de l'après-START I et proposerait, selon le journal britannique Times, une réduction de 80% des arsenaux nucléaires stratégiques des deux pays, pour atteindre quelque 1000 têtes. Mais il reste à peine dix mois avant la date d'expiration de START I et l'on voit mal comment un nouveau traité aussi complexe pourrait voir le jour en si peu de temps. Le problème est que les deux dossiers - traité stratégique et MD - sont indissolublement liés aux yeux des Russes. Or, on l'a vu, Moscou ne peut accepter ces infrastructures américaines à quelques centaines de kilomètres à peine des sites ICBM de la partie occidentale de son territoire qui représentent une bonne part du segment sol de sa force nucléaire terrestre.
Pour résumer, un bon traité stratégique serait donc pour les Russes un traité introduisant un plafond de têtes le plus bas possible, autorisant les MIRV, juridiquement contraignant à l'image de START I, rendant obligatoire la destruction des têtes stockées et interdisant la défense ABM ou la limitant à un ou deux sites nationaux et les armes spatiales. Reste à savoir si les Américains, clairement en position de force, sont prêts à offrir à Moscou un tel traité ?
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(1) En russe "rod voysk".
(2) C'est à dire la partie technique des transmissions satellitaires, alerte anti-missiles (ABM), interception des attaques contre les régions entrant dans le cadre du traité ABM de 1972 (région de Moscou, par exemple), fourniture de renseignement d'origine spatial, navigation satellite, informations météorologiques et cartographiques, contrôle de l'espace interstellaire.
(3) Elle-même divisées en plusieurs armes : l'alerte anti-missiles (SPRN), la surveillance de l'espace (SKKP), le système ABM de Moscou (PRO) et les satellites anti-satellites (RKO).
(4) Ce traité, signé en 1987 par la Russie et les Etats-Unis porte sur l'élimination complète des missiles sol-sol d'une portée comprise entre 500 et 5 500 km. C'est dans le cadre de ce traité que sont, par exemple, détruits les fameux SS-20 et autres Pershing II. C'est un texte historique au sens où il a ouvert la voie au traité stratégique START et à son régime de vérification contraignant selon le principe des inspections sur site.
(5) Créé en 1987, le MTCR est un régime de contrôle de la technologie des missiles. Regroupement informel et volontaire de pays, il compte aujourd'hui 34 pays.
(6) L'expression de « missile de croisière » utilisée par la presse russe pour qualifier le missile est trompeuse. L'Iskander-K est plus probablement une nouvelle version du missile, capable de planer voire de modifier quelque peu sa trajectoire, au moyen d'ailerons actionnables à distance. Ce n'est pas ainsi qu'est défini un missile de croisière.
(7) C'est à dire portée maximale de 300 km et charge utile de 500 kg.
(8) Sur 10 tirs d'essais effectués depuis septembre 2005, 6 ont été des échecs.
(9) La National Missile Defense (NMD) a été décidée le 25 juillet 1999 par un vote du Congrès américain.
(10) START II interdisait les MIRV mais il n'est jamais entré en vigueur. Il a été remplacé par le traité SORT (Strategic Offensive Reductions Treaty), signé à Moscou le 24 mai 2002 par MM. Poutine et Bush. Moscou s'en est retiré le 15 juin 2002 peu après Washington.
Propos recueillis par Jean-Sylvestre Mongrenier, Chercheur Associé à l'Institut Thomas More, le 23 février 2009.