Le gouvernement français a récemment fait part de son intention de réintégrer pleinement la France dans l'OTAN.
Il convient d'abord de bien préciser de quoi il s'agit. Nous sommes en effet déjà rentrés dans un nombre non négligeable de comités ou organismes de l'OTAN ; les seuls dont nous sommes toujours absents, c'est d'abord celui des Plans de défense, c'est en deuxième lieu, le Commandement militaire permanent intégré, c'est enfin le Groupe des plans nucléaires. Il s'agit donc des deux premiers ci-dessus mentionnés, à l'exclusion du dernier, qu'il n'est heureusement pas question de réintégrer du fait de l'existence de notre force atomique. Mais les deux structures concernées sont loin d'être sans importance.
Pour juger de l'opportunité de ce « retour », il importe d'abord de rappeler les vues du général de Gaulle sur l'OTAN en général.
On sait que le Général a toujours manifesté, et cela dès son retour au pouvoir, une extrême « allergie » à l'égard de l'OTAN. La première manifestation - indirecte - en fut dès l'été 1958 l'envoi aux gouvernements des États-Unis et de la Grande-Bretagne d'un Mémorandum, exposant la nécessité d'une réforme substantielle des modes de fonctionnement de l'Alliance Atlantique, en vue de développer l'autonomie et le rôle de ses membres, en particulier de la France. Chacun sait que cette proposition resta sans suite. Puis ce fut le retrait en mars 1959 de nos forces navales du commandement intégré de la Méditerranée et il ne cessa pas dans la suite à l'occasion de ses entretiens tant avec nos alliés du moment qu'avec le chancelier Adenauer de faire entendre ses critiques à l'égard de l'OTAN. Pourquoi ? D'abord parce que l'OTAN mettait en cause l'autonomie de la défense nationale, c'est-à-dire un élément essentiel de la souveraineté du pays. Il s'agissait donc là d'une condition d'existence pour tout État, et en tout cas pour la France. Elle était au surplus étroitement liée à sa sécurité. Il estimait qu'on n'était jamais aussi bien défendu que par soi-même, conviction renforcée pour lui par le constat du retard apporté par les Américains en 1940 à entrer en guerre et qui avait déjà dans les années 1950 motivé son opposition véhémente à la Communauté européenne de Défense. Dans une note adressée au ministre des Affaires étrangères le 17 juillet 1961, communiquée au signataire, il disait : « Quand on ne veut pas se défendre, ou bien on est conquis par certains ou bien on est protégé par d'autres. De toutes manières, on perd sa personnalité politique, on n'a pas de politique ». Et il ajoutait : « Qu'est-ce que l'OTAN ? C'est la somme des Américains, de l'Europe et de quelques accessoires. Mais ce n'est pas la défense de l'Europe par l'Europe. C'est la défense de l'Europe par les Américains ! ».
Il faut encore souligner que les exigences ci-dessus énoncées étaient parfaitement indépendantes du contexte dans lequel se plaçait la question. La preuve en est que la grave menace que constituait alors le conflit est-ouest et qui, pour beaucoup, justifiait l'OTAN, ne l'amenait nullement à modifier ses vues ; pas plus qu'il ne devait tirer argument en 1966 du début de la détente dans sa volonté d'extraire la France de l'OTAN.
Enfin, soulignons que celle-ci n'excluait nullement une coopération éventuelle à l'action de tel ou tel État, voire une alliance en belle et due forme, pourvu que celle-ci demeure libre et révocable. Ainsi n'entendait-il nullement remettre en cause l'Alliance Atlantique, dont il continuait au contraire à souligner l'utilité. Il admettait également parfaitement la substitution à l'OTAN d'accords opérationnels en quelque sorte à la carte, toujours à condition qu'ils n'affectent pas la liberté de décision et de mouvement du pays. Dans les mois suivants son retrait de l'OTAN, les accords Ailleret-Lemnitzer devaient en fournir l'exemple probant.
Tels étaient donc les principes fondamentaux expliquant sa décision. Mais il s'y ajoutait encore quelques autres considérations concrètes, celles-là, liées à nos intérêts spécifiques. Il considérait que ceux-ci devaient être le seul motif pour la France de tout engagement et que, si guerre il y avait, ce devait être pour la France sa guerre. Autrement dit, il rejetait la conception, aujourd'hui à la mode, d'une globalisation plus ou moins fatale ou inévitable des intérêts de chaque puissance, qu'il s'agisse de l'Europe ou du monde entier. D'où la nécessité du maintien d'une totale liberté. L'OTAN lui paraissait en outre comporter pour ses membres et en particulier pour ses membres français, et qu'il s'agisse des officiers présents dans les divers comités ou des combattants eux-mêmes, une sorte de dénationalisation, voire d'aliénation, accentuée par les avantages matériels qu'y trouvaient certains et par l'usage prédominant de la langue anglaise. Il n'ignorait pas enfin les bénéfices économiques, à ses yeux indus, qu'en tirait la puissance dominante - ou parfois telle ou telle autre - , sur le plan de la conception et surtout de la fourniture des nécessaires matériels de combat, d'autant que leur sophistication croissante en amplifiait la création et qu'elle s'opérait souvent au détriment de nos propres capacités industrielles.
La création de la force de frappe atomique totalement indépendante devait précisément constituer le contrepoint à son retrait total des structures et des commandements de l'OTAN tout en assurant en dernier recours la totale sécurité de la France sans oublier l'atout exceptionnellement valorisant qu'elle constituait pour l'ensemble de la politique française dans le monde.
Ce rappel des principes posés par le Général et des considérations qui les justifiaient conduit évidemment à contester sérieusement le projet de réintégration actuellement formé, même si l'armement nucléaire de la France n'est pas - ou pas encore ! - concerné.
Cela signifierait d'abord la remise en cause quasi définitive du principe fondamental posé par le Général de l'autonomie de la défense. Il est vrai que le retour partiel déjà opéré au cours des années précédentes de la France dans l'OTAN l'a déjà entamé. Il est vrai aussi malheureusement que toute autonomie est aujourd'hui, du fait de la mondialisation, sérieusement remise en cause dans beaucoup d'autres domaines de la vie publique. On entend dire à ce propos que la France n'a plus, en matière de défense, les moyens financiers d'assumer seule les charges qu'elle comporte.
L'argument d' « économie » peut-il cependant être invoqué dans un domaine aussi politiquement vital - et régalien - que la défense et au vu des obligations de sécurité spécifiques qui incombent à la France du fait de la sauvegarde de ses sources d'approvisionnement, de l'existence des DOM-TOM et enfin du rôle qu'elle veut toujours, dit-on, exercer dans certaines parties du monde, notamment dans ses zones d'influence traditionnelles ? Un tel argument ne traduirait-il pas plutôt un esprit de résignation, hérité de juin 1940, ou un déficit coupable de sentiment national ?
D'autre part, l'OTAN est-elle l'organisation la mieux adaptée pour faire face aux actuels conflits du monde ? Elle l'était à la rigueur lorsque la menace procédait d'une super puissance, l'URSS d'alors en l'espèce. Il s'agit aujourd'hui non plus de faire face à un ou des « géants », mais de turbulences relativement mineures, même si ces dernières peuvent avoir une importance pour tel ou tel pays, voire les États-Unis dès lors que ceux-ci associent désormais leurs intérêts au monde entier. Ou bien il s'agit de menaces de caractère terroriste. Mais qui peut penser que de tels conflits relèvent d'une organisation aussi lourde et aussi complexe que l'OTAN. On ajoutera que les modalités de son intervention ne paraissent guère adaptées à la nature de ces nouveaux conflits qui le plus souvent résultent de poussées nationalistes locales, de revendications politiques ou religieuses, ou d'une volonté de sauvegarde de modes de vie traditionnels, toutes motivations auxquelles l'Otan, organisation qui se veut militaire, est parfaitement étrangère. On constate aujourd'hui en Afghanistan cette impropriété, à laquelle s'ajoutent en outre, de la part des adversaires, des méthodes de combat s'apparentant à la guérilla et auxquelles l'OTAN ne répugne pas à répondre parfois et fâcheusement par des actions qu'on ne peut autrement qualifier que comme des crimes de guerre.
Il y a enfin la « politisation » croissante de l'OTAN et l'extension de son champ. Initialement vouée, dans le cadre de l'Alliance atlantique, à l'organisation d'une défense spécifique de l'Europe de l'Ouest et naturellement en même temps des États-Unis, elle a été progressivement étendue au monde entier. Elle a pris de ce fait le caractère d'une sorte de gendarmerie internationale, avant tout vouée au surplus à la sauvegarde des intérêts de la diplomatie américaine, conjuguée avec un certain nombre de principes idéologiques. Ce n'est même plus une organisation collective de sécurité. Son intervention il y a quelques années au Kosovo et contre la Serbie en était l'exemple, et elle n'a pas été moins révélée par l'empressement des USA à y inclure la Pologne et la République tchèque, avant même que ces deux pays ne soient « intégrés » à l'Europe et sans que ces deux pays aient été exposés à la moindre menace.
On conclura ces observations par une considération relative aux dommages que comporterait pour l'aura de la France dans le monde notre retour complet dans le système intégré de l'OTAN, au regard de laquelle l'octroi d'un ou deux commandements subordonnés apparaît comme une compensation dérisoire. Ce qui consacre en effet cette audience c'est le message de liberté et d'indépendance des peuples dont la France est supposée d'être le héraut en même temp que l'affirmation de certaines valeurs éthiques, politiques ou spirituelles constituant l'héritage culturel - et politique - de la France.
C'est donc là l'inverse d'une attitude de « suivisme », même si celui-ci peut paraître justifié par des réminiscences historiques ou par une apparence d'intérêts communs (qui existent certes parfois). Comme l'a écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir évoquant son retour au pouvoir « Il faut désormais que ce que nous faisons et disons le soit indépendamment des autres », ce qui n'exclut cependant jamais une coopération éventuelle. La politique suivie lors du conflit irakien, l'écho qu'elle a trouvé auprès de petits et de grands pays a montré éloquemment la validité de cette attitude et l'importance du maintien de cet héritage. En eut-il été de même, et qu'en sera-t-il demain si, considérant l'extension au monde entier de l'OTAN nous nous trouvions obligés d'agir en toute circonstance sous sa bannière ?
Pierre MAILLARD
Ambassadeur de France.
Ancien conseiller diplomatique du général de Gaulle.