À l’occasion de la publication par les éditions Verdier du Carnet de notes 1990-2000 et des Forges de Syam de Pierre Bergounioux*, Poezibao publie, en trois parties et sur trois jours, un entretien avec Tristan Hordé, réalisé le 10 octobre 2006, à propos du Carnet de notes 1980-1990 et de École : mission accomplie**.
Tristan Hordé : Quelque chose est présent dans le Carnet de notes, obsédant, une attention très forte à la maladie et à la mort.
Pierre Bergounioux : Ce sont les assidues compagnes qui donnent à notre vie sa « saveur mortelle », comme disait Merleau-Ponty. Il arrive qu’elles vaquent au loin, hors de vue, comme aux confins de l’oubli puis elles se rapprochent brusquement, se font pressantes. À cela, il y a une raison toute simple, qui est le progrès de l’âge. Nos parents sont partis. Nous sommes désormais en première ligne. Les accidents frappent au hasard et emportent des proches qui n’avaient pas eu leur jour. Enfin, on constate, sur soi, les signes de l’usure et du délabrement. Je me rappelle la définition que Bichat, prématurément disparu, donnait de la vie : « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Je mesure, comme chacun, la puissance de l’adversaire, la précarité de notre séjour de ce côté-ci de la tombe.
T.H. Il n’ s’agit pas d’adversaire ni de puissances...
P.B. On peut bien les appeler ainsi. Ils font partie du jeu mortel auquel nous avons été conviés sans consultation préalable. C’est eux qui fixent le terme, plus ou moins prédictible, de la partie, la règle, l’importance de la mise. Nous apportons l’intérêt, le tremblement qui en est la modalité subjective.
T.H. La nosophobie est venue à cause de ton phlegmon, bien avant que tu n’entames le Carnet de notes, en 1980.
P.B. Au nombre des privilèges négatifs que j’ai touchés, il y a une affection congénitale, chronique – un reliquat du stade fœtal – dont je me suis d’emblée et continuellement ressenti. Pas de jour, d’instant que je ne m’assure que la bête griffue qui est tapie dans ma gorge n’est pas pour quitter son repaire. J’ai fréquenté tôt et régulièrement les hôpitaux, compris assez vite que je serais sujet à des récidives dont l’ombre s’étendait, par anticipation, sur les périodes de rémission. Parmi mes premiers souvenirs, j’ai l’image, brouillée de larmes, d’un chirurgien masqué qui s’apprête à m’enfoncer un trocart dans le cou. Je respire l’odeur glaciale, bleutée de l’éther.
T.H. Cela n’apparaît jamais dans tes textes. On trouve cette nosophobie dans le Carnet et on se demande quand cela commence.
P.B. Avec la vie puisque le mal l’accompagne. Une ombre menaçante m’escorte. Parfois, sa main dure, incandescente me prend à la gorge, l’enflamme ou, inexplicablement, retombe. Je ne sais jamais ce qui m’attend, si j’échapperai ou s’il faudra subir. La douleur est mal supportable. Autre souvenir archaïque : le visage inquiet de mes parents tourné vers moi, où je découvre, comme en un miroir grossissant, que je suis menacé.
T.H. C’est cela qui a décidé de ton insatiable curiosité ?
P. B. Elle est peut-être un autre nom de l’inquiétude. Un péril invisible, imprévisible rôdait dans la nuit du corps. Nulle précaution ne me mettait à l’abri. À une certaine époque, entre vingt-deux et vingt-sept ans, le mal a pris un caractère aigu, galopant, qui m’a fait craindre de n’y pas résister.
T. H. En fait, c’est la proximité de la mort qui a engagé beaucoup de choses, pour toi.
P. B. Nous avons vécu dans une constante familiarité. Je l’ai associée, tout naturellement, à mes diverses occupations. Elle leur a conféré une allure tranchée, un extrémisme dont je me serais volontiers dispensé, l’éventualité de la destruction, ses cuisants prodromes étant associés au simple fait de vivre. Bourdieu m’a dit, un jour, que « poser la bonne question, pour ce qui le concernait, avait été une affaire de vie ou de mort ». Il m’a raconté qu’il interrogeait un informateur kabyle sur le système matrimonial, les alliances, la cousine croisée, etc. Son interlocuteur se baisse pour ramasser je ne sais quoi et Bourdieu entrevoit, dans l’échancrure de la djellaba, le pistolet-mitrailleur accroché à l’épaule par un bout de chambre à air. Il a poursuivi l’entretien, comme si de rien n’était.
Le commerce ininterrompu, brutal que j’ai dû soutenir, dès le début, avec la dame en noir, s’est étendu au restant de mes occupations. Elles se présentent invariablement comme une alternative dont les termes sont toujours les mêmes. Il faut l’emporter ou périr. Lorsque, à dix-sept ans, j’ai découvert la possibilité de comprendre quelque chose à ce qui, jusqu’alors, m’avait paru impénétrable et, par suite, désespérant, mon premier mouvement a été de me transporter, en pensée, sur mon lit de mort dressé, pour le coup, au seuil de la soixantaine. J’ai considéré, de ce point de vue rétrospectif que j’avais adopté, par anticipation, le temps dont je disposais pour dissiper quelques vastes mystères. J’ai décrété qu’en perdre une minute serait dorénavant tenu pour un crime capital. Je me suis conformé à cette législation scélérate. Le vieux monsieur que je suis devenu reçoit toujours avec une aveugle soumission l’injonction qu’un morveux de dix-sept ans lui adresse du fond du temps. Mais ça ne me coûte guère. Dominant de la tête et des épaules l’armée des travaux et des peines, des fatigues et des déconvenues, il y a le spectre dont la main osseuse n’a jamais lâché la mienne.T.H. C’est une curiosité qui n’a pas de fin.
P.B. Évidemment non. La partie est perdue d’avance. Toute réflexion perçoit l’énormité des ténèbres qui environnent sa lueur fugace – « brief candle », dit Shakespeare par la bouche de Macbeth –, l’inégalité profonde la psyché à la physis. Mais on n’a pas le choix de l’heure ni du terrain ni de rien. Et puisque je suis en veine de citations, je pense encore à un mot que Faulkner prête à un cavalier sudiste s’adressant à son colonel, aux Enfers, où ils sont réunis : « Ils nous ont peut-être bien tués, Col’nel, mais ils nous ont pas battus ». On peut désirer y voir clair, exercer la part de liberté, si mince soit-elle, qui nous revient. C’est le dessein que j’ai formé, il y a très longtemps, et les jours, les années suivants, je les ai passés à y travailler. J’aurai fait ce qui dépendait de moi. L’issue ne m’appartient pas.
T.H. Ce qui explique que tu puisses considérer comme médiocre ce que tu écris, que tu dises : « Ce n’est pas ça ».
P.B. Voilà. J’ai fait ce que j’ai pu. Le résultat auquel je suis parvenu n’est pas celui que j’escomptais. Je n’avais ni la force ni l’intelligence qu’il fallait pour résoudre l’énigme, me porter, en pensée, à la hauteur des choses auxquelles j’ai été confronté. Ou alors c’est le désenchantement consécutif à la révélation, la réalité – la seule, dit Proust, celle que nous avons pensée – qui me dicte ce triste constat. À moins, enfin, que ce ne soit l’objet, la vieille Corrèze, l’enclave hirsute, cabossée, retardataire, triste dont ma cervelle, et mon coeur, ont reçu l’empreinte en creux et dont j’ai essayé de comprendre les maléfices, pour m’en déprendre.
T.H. Ce n’est pas propre à cette région. Cela a été la même chose dans l’ensemble du monde rural.
P.B. Sans doute. Mais c’est là que je l’ai éprouvé. Ce qui ajoutait à sa rigueur, à sa cruauté, c’était le contraste, par exemple, avec l’opulente Aquitaine et le Midi prochain. Nous étions encore et pour longtemps ensevelis dans l’ombre froide, pluvieuse, mérovingienne de nos vallons que tel hobereau du Périgord voisin s’éveillait, vers 1550, à la conscience de soi et de l’universel, dont il remplissait les trois livres de ses Essais. Mais ses pensées avaient pour fondement des terres fertiles, prodigues de bonnes choses. Montaigne confesse que, de nature « gloute », il se mord parfois les doigts en mangeant, de « hastiveté ».
T.H. Il est intéressant de voir que ce que tu reconstitues, dans tes récits, ce n’est pas la lignée, c’est tout à fait autre chose.
P.B. Nos courtes personnes, nos lignées filiformes ne sont que les spécifications individuelles, trans-générationnelles d’un destin collectif, celui, en l’occurrence, des populations de la périphérie. Elles sont restées étrangères jusqu’au XXe siècle aux deux acquisitions majeures des Temps Modernes, qui sont les Lumières et l’abondance. L’Europe entière était acquise à la production en vue du marché, à la raison, à la langue française que nous jargonnions toujours un dialecte inchangé depuis l’an mille, sur les « mauvaises terres » de l’économie politique. Les catégories de pensées qui gouvernent l’action rationnelle, le projet de liberté dont elles sont les instruments, nous restaient inaccessibles parce que nous parlions patois, n’avions pas d’argent pour nous procurer des livres, le minimum de loisir, de recul qui permet d’étudier, de choisir, de changer, de devenir contemporain de soi-même et du monde.
Michelet dit que l’histoire se ramène, d’abord, à la géographie. C’est la fixité de la terre, l’obstacle du relief, le travail écrasant, les routines, l ‘ « idiotie rurale » (Marx). L’éveil de l’histoire, c’est, outre l’écriture, le mouvement, la découverte, l’échange, l’entrée dans une durée linéaire, inventive, après celle, cyclique, immobile, des sociétés agraires auto-subsistantes. Si l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, j’ai contracté, dans les premières années de ma vie, les usages et les vues qui avaient cours, depuis vingt siècles, sur la frange plissée, pauvre, anachronique du Bas Limousin.
©Pierre Bergounioux et Tristan Hordé
……..à suivre, demain
Pierre Bergounioux dans Poezibao :
Bio-bibliographie
de Pierre Bergounioux,
extrait
1,
**recension
de École, mission accomplie (par
Tristan Hordé),
recension
de La Fin du monde en avançant et L’Invention du présent (par Tristan Hordé),
Sidérothérapie, compte rendu par Tristan
Hordé
*En librairie le 30 Août
Carnet de notes (1992-2000), 1280
pages, 38 €, isbn : 978-2-86432-504-8
Les Forges de Syam, récit, 96 pages,
5, 80 €, isbn : 978-2-86432-505-5