Chacun, pour survivre, est obligé d’affirmer la pertinence de ses actes et le bien fondé de sa pensée. Forcément. On trouve toujours une justification à tout. Si j’ai telle opinion politique plutôt que telle autre, j’aurai mille arguments à avancer pour expliquer que j’ai raison et que ce sont les autres qui se trompent. Même chose pour les actes de la vie quotidienne et même pour la culture. C’est normal. Devant l’infini des possibles qui se présentent à nous, nous faisons des choix, choix qui servent à justifier notre position d’homme libre à nos propres yeux d’abord et aux yeux des autres ensuite.
Malheureusement, nous décidons souvent selon des critères qui nous échappent en grande partie et qui proviennent de l’éducation, du milieu social ou culturel dans lequel nous évoluons, de l’âge, du groupe ethnique, etc. Bref, nous sommes tellement influencés à notre insu dans ce qui préside à nos décisions que notre liberté est somme toute fort limitée, mais ce n’est pas grave car nous n’avons pas pleinement conscience de ce déterminisme (si c’était le cas, nous serions désespérés en permanence devant notre impuissance à formuler un raisonnement vraiment original). Non, ce qui compte, c’est que nous croyions vraiment à notre liberté et à notre capacité de prendre des décisions en toute indépendance. C’est nécessaire pour notre moral et notre santé mentale. La nature nous a ainsi programmés.
Le problème, c’est que cette propension à croire que ses propres choix sont forcément corrects n’est pas seulement l’apanage de l’individu. Les groupes humains, autrement dit les sociétés, fonctionnent de même. C’est ainsi que chaque peuple est persuadé de détenir « la » vérité et est tout à fait convaincu que sa civilisation est la meilleure. A bien y réfléchir, cette civilisation qui est la nôtre est tout simplement la meilleure à nos yeux d’abord parce que nous n’en connaissons pas forcément d’autres et ensuite parce qu’effectivement elle correspond à ce à quoi nous sommes habitués depuis l’enfance. C’est donc quelque part de bonne foi qu’il nous semble que notre culture dépasse celle des autres peuples : elle est celle qui nous convient le mieux parce que nous avons toujours baigné dedans que nous en sommes imprégnés.
Jusque là, rien de bien grave, on le voit. Les sociétés reproduisent à une grande échelle les convictions bien ancrées qui caractérisaient déjà les individus. Non, le vrai problème commence quand ces peuples décident d’imposer leur vison du monde à leurs voisins. Le motif initial de leurs conquêtes territoriales est rarement le désir d’étendre cette culture qui leur est propre, d’ailleurs. Les visées sont plutôt de nature politique, économique ou militaire. Cependant, une fois qu’on a pris possession de la terre de ses voisins, il faut bien se justifier à ses propres yeux et là la prévalence d’une certaine culture sur une autre vient souvent appuyer et expliquer les visées impérialistes, expansionnistes ou colonialistes.
C’est ainsi donc que les Espagnols débarquèrent en Amérique du Sud et furent à la base de la destruction de la culture indigène. Après tout il ne s’agissait que de sauvages moins évolués et en plus qui ne croyaient pas en Dieu. Pourtant, si les conquérants avaient parlé avec leur cœur, ils se seraient rendu compte que ces gens dits sauvages appartenaient simplement à autre âge historique que le leur. Ils en étaient encore à l’époque des cultivateurs-éleveurs, c’est tout, comme nos propres ancêtres l’avaient été avant nous. Viendrait-il à l’idée de quelqu’un de massacrer un enfant parce qu’il n’a pas atteint la pleine maturité ? C’est pourtant ce que firent les peuples d’Occident en massacrant les Aztèques et autres Incas. La foi catholique servit également de justificatif indirect à ces massacres et à part Las casas, on n’a pas vu beaucoup d’ecclésiastiques s’élever contre cette barbarie qu’on qualifierait aujourd’hui de génocide.
Bon, je ne suis pas ici en train de honnir la culture occidentale à laquelle je suis fier par ailleurs d’appartenir (pour les raisons expliquées ci-dessus), mais on ne peut pas non plus faire comme si tout cela n’avait pas existé. Maintenant je ne me fais aucune illusion. Les autres civilisations ne valent pas mieux de ce point de vue et c’est toujours celui qui est le plus fort qui domine et qui perpétue des massacres. Les Huns, les Vikings et autres Vandales ne se posèrent pas beaucoup de questions quand ils vinrent piller les ruines de l’empire romain, pas plus que Rome ne s’en était posées quand elle conquit les Gaulois, lesquels avaient fait trembler la même ville de Rome quelques siècles plus tôt (voir l’épisode des oies du Capitole en 390 avant JC, tel que le raconte Tite-Live). Les Arabes envahirent l’Espagne, les Turcs firent le siège de Vienne (1529), les Russes repoussèrent les frontières de la Pologne en 1945 après l’avoir en partie annexée quelques années plus tôt et l’OTAN bombarda bien Belgrade dans un conflit qu’il faut bien qualifier d’expansionniste (voir la position de l’écrivain allemand Peter Handke sur le sujet) et ne parlons pas de l’Irak et du pillage des musées de Bagdad, les faits étant trop récents pour que nous puissions les avoir oubliés.
Bref, l’histoire de l’humanité (celle qu’on apprenait autrefois dans les salles de classe en la présentant sous son meilleur jour et qu’on n’apprend plus du tout aujourd’hui, ce qui simplifie bien les choses) n’est faite que de sang versé et de conquêtes justifiées.
Le bon droit (ou ce que l’on a appelé tel) l’ayant emporté, il nous semble normal à nous qu’on s’exprime en espagnol (et en portugais ) en Amérique du Sud et qu’on parle anglais plus au Nord. Ce serait oublier les peuples qui vivaient là autrefois et qui ont quasiment disparu ( les Indiens d’Amérique du Nord) ou dont la culture survit de manière sous-jacente (Indiens quechuas, etc.). Ces peuples pourtant avaient aussi une civilisation à laquelle ils croyaient pour les mêmes motifs que nous croyons à la nôtre. A l’heure où certains se permettent de douter du massacre juif durant la dernière guerre, il est peut-être bon de rappeler que la terre entière n’est qu’un immense charnier et que ce ne sont pas les génocides qui ont manqué (Arméniens, Amérindiens, Rwandais, etc.)
Que dire en contemplant ces ruines imposantes des Andes ou du Mexique ? Que dire ? Rien, se taire tout simplement et ne pas oublier que l’homme est un loup pour l’homme. Je n’ai pas visité ces monuments d’Amérique, mais je me suis promené autrefois dans l’ossuaire de Douaumont, qui rassemble tous les ossements des soldats tombés à Verdun. Que dire devant autant d’horreur ? Quel est le sens de toutes ces jeunes vies détruites ? Aucun évidemment. Encore qu’ici les cultures françaises et allemandes ont survécu. Ce n’est encore qu’un moindre mal, si on peut dire. Mais ailleurs, quand il ne reste plus d’une culture que des ruines de pierres ? Que faudrait-il dire ? Quels mots pourraient exprimer la tristesse devant ce qui fut et qui a disparu ? Quel est le sens de l’Histoire, si elle n’est qu’une accumulation de souffrances et de massacres ?