Victor Hugo/Les Misérables

Par Angèle Paoli

   Victor Hugo a déjà fêté ses soixante ans lorsque sont publiés simultanément, à Bruxelles, chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie, à Paris chez Michel Lévy et Pagnerre, les deux premiers volumes des Misérables. Commencée en 1845, sous les titre Les Misères, cette somme hugolienne, œuvre immense, classée au patrimoine littéraire national, jouit dès le début de sa publication d’un succès considérable. Ci-dessous un extrait d'une étude de Jean-Pierre Richard, que je mets en ligne à l’occasion du 207e anniversaire de la naissance de Victor Hugo, comme me le rappelait avec à-propos dans un courriel matinal l’écrivain Jacques Barozzi, un ami de Terres de femmes.



Image, G.AdC


   LA POÉTIQUE DU CHAOS
   À l’origine du monde selon Hugo, et à la source aussi de sa propre création verbale, de son invention imaginaire, se place une figure de statut visiblement onirique : le chaos. Le motif chaotique affecte indifféremment ici toutes les régions de l’expérience : il commande l’univers sensible bien sûr, cette « traînée énorme de désastres, de chaos, de fléaux, planètes, globes, astres, pêle-mêle » ; mais il gouverne aussi, entraînées par la même fatalité du pêle-mêle, la vision historique (« Royauté, tas d’ombre, Amas d’horreur, d’effroi, de crimes… ») ou la rêverie du social. Ainsi, en un admirable texte du début des Misérables, Jean Valjean au bagne de Toulon se perçoit lui-même comme écrasé par une société-chaos : « À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait qu’une chose monstrueuse était sur lui. » Ce qui fait la monstruosité de cette « chose », c’est une combinaison de la plénitude et du désordre. Le chaos est du plein en effet, peut-être même du trop plein, en tout cas un plein qui serait toujours en train de se remplir lui-même, de monter sur soi, d’envahir l’espace, son propre espace. Un plein donc pléthorique, mais non euphorique, car son gonflement n’a jamais pour terme qu’un amas. Aucune structure ne s’affirme capable de lui conférer équilibre ou sens. Il a pour loi le refus de toute loi, pour architecture le déni même de l’architecture. Il peut nous apparaître alors comme une pure épiphanie du brut, comme le signe ou le résultat d’une névrose de la quantité. Car l’amoncellement hystérisé du tas nous annonce en même temps sa chute, sa ruine. On sait que ce mythe de l’amoncellement croulant, ou de l’écroulement amoncelé, se donne chez Hugo un index obsessionnel : la tour de Babel.
   Mais revenons-en à Jean Valjean, coincé par le tas social : « Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait… il voyait avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étayer et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons civilisation. » Ce qui manque à Jean Valjean, ici porteur d’une hantise très spécifiquement hugolienne, ce sont des axes de coordonnées, des instruments qui lui permettraient d’ordonner ce babélisme, de l’articuler, d’y distinguer des ensembles, d’y marquer une hiérarchie. Sur l’écran du grand magma principiel ne se détachent, au hasard semble-t-il, que quelques sites d’éclat et d’expression auxquels leur solitude prête une existence insolite, et, à la limite, absurde : « Il distinguait ça et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. »
   Mais quel est le rapport de l’évêque à l’argousin, le lien du gendarme à l’empereur ? Cela, pour l’esprit, reste une énigme. Tout au plus peut-il saisir l’hétérogénéité foncière de la masse accablante, le fait qu’entre les morceaux qui la constituent ― choses, lois, faits, homme, préjugés ― ne semble pouvoir se tendre le fil d’aucune classification logique, et aussi l’hostilité réciproque de tous ces fragments non reliés. Entre ces « blocs sombres » de société, ailleurs de durée, ou de paysage, c’est sans cesse en effet le choc, le contre-choc, la guerre. Chaos signifie aussi tohu-bohu.
Jean-Pierre Richard, Hugo, in Études sur le Romantisme, Éditions du Seuil, 1970, pp. 177-178.



VICTOR HUGO
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 26 février 1802/Naissance de Victor Hugo ;
- (sur Terres de femmes) 13 août 1837/Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme ;
- (sur Terres de femmes) 11 janvier 1849/Victor Hugo, Choses vues ;
- (sur Terres de femmes) 14 janvier 1855/Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel.