[Parutions in L’Hebdomaire du Jeune Médecin n°23 du 7 mars et n°24 du 14 mars 1985]
La recherche des signes négatifs, des symptômes absents, s’avère-t-elle plus ou moins rentable, dans une démarche diagnostique, que la collecte assidue de signes positifs, de symptômes présents ?… Le forgeron, nous assure le proverbe, ne peut apprendre son métier et se perfectionner qu’en consacrant son temps à la forge. Le médecin pourrait-il, au contraire, étendre ses connaissances médicales en s’adonnant systématiquement à des activités tout autres que médicales ? Si bizarre que cela paraisse, la réponse à cette dernière question pourrait bien être positive, en se fiant à l’argumentaire, logiquement irréfutable, de l’épistémologiste américain Carl Gustav Hempel, auteur d’une thèse célèbre sur l’accroissement paradoxal des connaissances : le remarquable paradoxe de Hempel. Lequel implique qu’on pourrait parfaitement devenir forgeron, aussi, sans… jamais apprendre à forger !
Ornithologue sans jamais connaître les vrais oiseaux ! Fin clinicien sans jamais déceler le moindre signe positif chez aucun patient ! Ou, plus généralement, parvenir à s’informer réellement sur toute question sans jamais avoir pris la peine d’en effleurer l’étude le moins du monde d’une façon « classique » et sérieuse ! « Plus paradoxal que lui, tu meurs » en somme ! Et cependant Hempel raisonne tout à fait logiquement ! La seule faille de son système n’est pas théorique, mais d’ordre pratique : c’est que la vie humaine est misérablement courte pour donner accès à ces connaissances « hempéliennes » ! Mais si Dieu existe, ou des extra-terrestres ou des machines intelligentes vivant infiniment plus longtemps que l’homme, ils pourraient tout à fait s’instruire, eux, sans… jamais avoir eu vraiment à s’instruire ! Devenir forgeron sans avoir appris à forger, ornithologues en ignorant les oiseaux et excellents médecins sans jamais avoir appris la « vraie médecine » ! Le paradoxe de Hempel fera-t-il des ravages chez les candidats à l’internat « qualifiant » ?
Internat et aigle noir
À l’époque où je préparais l’internat, un conférencier nous parla un jour des « insomnies nocturnes » à propos d’une maladie (la polynévrite éthylique, si mes souvenirs sont exacts). À la fin de son exposé, ce conférencier nous faisait passer une feuille où nous écrivions nos questions éventuelles concernant le sujet traité durant cette conférence. Puis il répondait à ces diverses colles des carabins en mettant l’accent, bien entendu, sur les questions d’intérêt général et en réservant pour la fin nos simples remarques anecdotiques. C’est pourquoi la question que je posai ce jour-là fut jugée très marginale, et elle constitua le tout dernier point qu’il aborda dans sa conférence. J’avais simplement écrit sur la feuille de questions, en faisant allusion à un disque célèbre vers 1970, cette phrase énigmatique : « l’aigle noir de Barbara viendrait-il de faire un émule ? » Absolument pas déconcerté devant le caractère insolite et en apparence totalement hors sujet de ma question, le conférencier y répondit juste après l’avoir lue à haute voix, nous confirmant ainsi qu’il n’était pas considéré sans raison comme l’un des mieux cotés de Paris. Réponse digne de la question, d’ailleurs, puisqu’il s’exclama : « Avec cette question, décidément, notre débat présent monte en haut ! » Le conférencier avait donc compris parfaitement que je voulais dénoncer, dans ses propos, ce qu’on appelle une redondance en théorie de la communication et plus particulièrement, en grammaire, un pléonasme ! Mais il se défendit de cette accusation, non seulement par cette boutade très élevée sur l’ascension du débat (que peu d’étudiants, faute d’avoir saisi le sens de ma question, apprécièrent à sa juste valeur) mais en précisant, de façon plus sérieuse ( ?) qu’il pouvait peut-être bien exister, après tout, des insomnies diurnes aussi, voire même des aigles albinos !… D’où l’intérêt médical de préciser l’horaire des premières et l’intérêt ornithologique de préciser la couleur des seconds ! Pour ma part, je n’ai jamais vu moi-même de mes yeux un pléonasme… Remarque paradoxale, reprenons… Pour ma part, je n’ai jamais vu, conformément à l’hypothèse de ce conférencier, le moindre aigle blanc ! Mais, depuis cette fameuse conférence, je suis davantage enclin à observer de plus près le plumage, délicatement coloré, des oiseaux et à traquer, par exemple, les « aigles blancs » ou, pourquoi pas, les « corbeaux rouges » ! Et je sus plus tard, en lisant La magie des paradoxes de Martin Gardner, que je n’étais pas le seul (ouf !) à rechercher ainsi les « moutons à cinq pattes » du genre des corbeaux rouges, des vaches violettes, ou des licornes bleues !…
Affiner sa culture, est-ce traquer des moutons à cinq pattes ?
Mieux ! Certains logiciens ont même suggéré qu’on pourrait fort bien confirmer (ou infirmer) ses connaissances ornithologiques, par exemple, sans jamais devoir sortir de sa chambre ! Laquelle ne doit pourtant pas comporter, nécessairement, ni documents quelconques sur l’ornithologie, ni la moindre volière ! Ce paradoxe très étrange est appelé (du nom de son inventeur) le paradoxe de Hempel. Il énonce, selon la formulation qu’en donne Martin Gardner : « La découverte fortuite d’une vache violette augmenterait légèrement la probabilité que tous les corbeaux soient noirs ! » Comment le fait de découvrir un jour quelque « vache violette », quelque « licorne bleue » ou toute autre espèce de monstre marin de cet acabit (au Loch Ness ou ailleurs !), comment ces événements improbables pourraient-ils influencer, d’une manière ou d’une autre, nos certitudes cognitives sur la couleur des corbeaux ou des aigles ? Il n’y a aucune raison apparente de croire, en effet, que la couleur d’un oiseau s’avère le moins du monde corrélée à celle d’une vache ou d’une licorne imaginaire, pas plus qu’à celle de la chemise de son percepteur ! En d’autres termes, l’ensemble des vaches (exotiques, comme les hypothétiques vaches violettes, ou classiques), celui des corbeaux, des licornes et des chemises des percepteurs sont évidemment des ensembles disjoints et indépendants. Et néanmoins, contre toute attente, la probabilité pour que tous les corbeaux de la Création soient toujours noirs serait bien modifiée, quoique d’une manière infinitésimale à l’échelle humaine, par le fait que Grisette soit une vache grise ! Ou par le fait que votre percepteur porte une chemise bleue !… Mais reprenons, d’après Martin Gardner, le raisonnement de Carl Hempel…
Le raisonnement de Carl Hempel
1) Si vous n’avez vu jusqu’ici que trois ou quatre corbeaux dans votre vie, vous n’êtes pas en droit d’affirmer que tous les corbeaux de la création (passés, présents et à venir) sont effectivement des corbeaux noirs. Il n’est pas conforme à la démarche scientifique de ne se fier qu’aux apparences tirées d’un petit nombre d’observations. On tomberait alors dans le piège bien connu de cet Anglais débarquant à Calais et s’écriant, après avoir aperçu une Française rousse : « Oh my God ! Toutes les ladies sont rousses, sur le continent, ne sont-elles pas ! »
2) Comme des millions d’hommes, au fil des siècles et des pays, ont toujours vu des corbeaux noirs, leurs myriades d’observations successives (et encore jamais contredites par l’expérience) feront « naturellement » autorité pour asseoir nos connaissances ornithologiques sur cette certitude observationnelle : les corbeaux sont toujours noirs. On a admet alors implicitement que tous les corbeaux sont noirs parce que nul n’a jamais aperçu, de manière certaine, un seul corbeau rouge ou jaune, par exemple.
3) En toute rigueur donc, on peut conclure que cette certitude ornithologique (les corbeaux sont noirs) n’est pas contradictoire avec l’hypothèse présumant qu’il ait pu exister un jour, qu’il existe déjà aujourd’hui, ou qu’il existera dans le futur (à la suite d’une mutation comme celle qui créa les célèbres canaris jaunes [2], par exemple) quelque corbeau non noir. On est seulement assuré que personne n’a jamais pu produire la preuve, jusqu’à présent, grâce à l’observation irréfutable d’un tel « contre-exemple » comme un « corbeau rouge », qu’il pouvait aussi exister des corbeaux « exotiques », d’une couleur différente de celle des traditionnels corbeaux noirs.
4) La loi (présumée universelle) énonçant que « tous les corbeaux sont noirs » peut être traduite sous cette forme logiquement équivalente : « tout ce qui n’est pas noir n’est certes pas un corbeau ! » Effectivement, jusqu’à ce jour, personne n’a pu prendre cette loi ornithologique en défaut…
5) Afin de vérifier exhaustivement si tous les corbeaux au monde sont bien noirs on pourrait donc, conclut fort logiquement Carl Hempel, se mettre à recenser un à un tous les objets connus qui ne sont simultanément ni noirs ni corbeaux ! Chaque découverte d’un tel objet « ni noir ni corbeau » viendrait ainsi confirmer que tous les corbeaux sont noirs, puisque tout objet non-noir s’avèrerait ainsi, du même coup, un « non-corbeau » : un flocon de neige blanc, la chemise bleue du percepteur, voire une éventuelle vache violette, un loup blanc ou encore une licorne bleue très bien cachés !… Cette confirmation de la noirceur des corbeaux ne serait toutefois augmentée que d’une manière infinitésimale, à chaque découverte du type « ni noir ni corbeau », étant donné la disproportion flagrante entre le nombre de corbeaux et le cardinal (infiniment supérieur !) de l’ensemble de tous les objets non noirs ! L’opération logique sous-jacente à cette démarche intellectuelle tout à fait licite en théorie (même si on ne peut évidemment pas s’y consacrer en pratique, faute de temps à perdre, d’autant qu’il faudrait sans doute des millénaires pou s’assurer qu’on a bien recensé tous les loups, toutes les vaches, toutes les chemises, tous les flocons de neige, etc.), cette opération logique c’est donc de montrer, par l’expérience humaine sensible, comment l’intersection de l’ensemble des corbeaux avec celui des objets non noirs s’identifie, précisément, à un ensemble vide.
Il y a déjà un premier paradoxe à constater que l’on peut ainsi s’informer sur l’ornithologie… sans faire aucunement de l’ornithologie ! En dénombrant tout bonnement autour de nous, dans notre chambre par exemple, les quantités d’objets qui ne sont pas noirs ! Martin Gardner cite, à ce propos, un auteur que nous retrouverons sur un thème aussi curieux que le paradoxe de Hempel, l’épistémologiste Nelson Goodman : « La perspective de pouvoir examiner les théories ornithologiques sans avoir à sortir sous la pluie paraît si séduisante qu’elle cache certainement un piège ».
Playboy, flipper et bachot
Comme dans la « méthode de Monte Carlo », nos connaissances sur un problème P peuvent ainsi augmenter même en… tournant en apparence complètement le dos à ce problème ! Le « piège » évoqué par Nelson Goodman réside « seulement » dans la durée misérablement courte de l’existence humaine : on ne peut consacrer ses « moments perdus », étalés sur des dizaines de millénaires par exemple, à recenser chaque brin d’herbe verte, chaque caillou gris, chaque nuage blanc pour vérifier qu’ils sont bien des objets « ni noirs ni corbeaux » ! Mais une divinité quasi éternelle, s’il en existe dans l’univers, pourrait parfaitement « s’amuser » à s’instruire de cette façon (si peu conventionnelle !) en ornithologie ou, plus généralement, dans n’importe quelle discipline ! Seul le sentiment de « gaspiller leur temps » retient généralement les hommes de « devenir forgerons » selon cette méthode hempélienne, certes peu académique, mais théoriquement d’une logique inattaquable pour un étudiant divin peu avare de ses millénaires à tuer de façon ludique et oisive !… Faire de l’ornithologie, de la médecine ou n’importe quoi en chambre… sans en faire… mais en faisant pourtant à (très, très) long terme, en s’amusant simplement à recenser l’absence de chaussettes noires ou la présence de chemises bleues, voilà qui peut sembler étrange ! Et pourtant, bien que de façon détournée et extrêmement laborieuse, ces lentes statistiques descriptives des objets non noirs viennent renforcer légèrement nos certitudes ornithologiques sur le fait que tous les corbeaux sont noirs ! De la même manière, si incroyable que cela paraisse aussi, les « lecteurs » assidus de Playboy font, durant leur captivante lecture, non seulement un peu d’ornithologie sans le savoir, tel M. Jourdain de la prose, mais même un peu de théorie de la relativité, puisqu’on ne rencontre jamais dans Playboy (à ma connaissance) la moindre particule plus rapide que la lumière ! Einstein aurait sûrement apprécié cette confirmation inattendue de sa théorie, et il aurait conseillé aux étudiants de vérifier la valeur esthétique de la physique en toute circonstance, notamment dans Playboy !…
En généralisant le principe du paradoxe de Hempel, il serait donc possible d’étudier n’importe quelle discipline, tout en faisant complètement autre chose que le programme de cette matière ! Les potaches qui révisent leur bachot devant un flipper ont d’ailleurs bien assimilé, eux, tout l’intérêt stratégique du paradoxe de Hempel ! Mais je ne conseille pas aux candidats à l’internat de les imiter : l’apprentissage basé sur la collecte angéliquement patiente de signes négatifs (à savoir ce que le sujet n’est pas) resterait infiniment moins performant, au concours, que l’étude traditionnelle de ce qu’est le sujet (connaissances positives)…
Rugby et vaches violettes
Cette première conséquence étonnante du paradoxe de Hempel, à savoir que l’information portant sur des domaines étrangers à un sujet peut constituer une information minimale (donc, à long terme, d’un certain intérêt) sur ce sujet ainsi étudié (sans l’être !), cette conséquence paradoxale se comprend en admettant, justement, que nos connaissances effectives sur ce sujet vont n’augmenter alors que très lentement et très médiocrement, au fur et à mesure que l’on va s’informer, en fait, sur des sujets plus ou moins étrangers au sujet désigné. Par exemple, pour apprendre à jouer au rugby, je pourrais passer d’innombrables années à constater, devant un petit écran ou sur les terrains de football, que les ballons de football ne sont jamais ovales ! Mes progrès réels dans la connaissance sérieuse du rugby ne pourraient ainsi vraiment augmenter que le jour (bien hypothétique, en fait !) où j’aurais pu observer un ballon de rugby rond, à l’occasion de ces recherches détournées sur la nature du ballon de rugby ! Savoir ce que le rugby n’est pas (un jeu utilisant un ballon rond) n’est évidemment pas une connaissance suffisante de ce sport ! Il sera toujours plus efficace (et plus rapide, surtout !) d’étudier l’ornithologie sous la pluie, le rugby et la médecine… sur le terrain ! Sur ce dernier point, toutefois, l’étude demeure presque hempélienne, encore : on étudie la médecine dans les matières fondamentales (beaucoup), en traquant les « beaux » diagnostics des raretés nosographiques vues dans les services hospitaliers, en bachotant la pharmacologie (un peu), mais quid de la véritable pratique médicale, faite de connaissances concrètes et positives sur la réalité quotidienne constituant l’exercice médical ? Bien que non totalement hempélien, l’enseignement de la médecine demeure très indirect, privilégiant l’exception sur la règle, l’exercice institutionnel sur la pratique quotidienne du colloque singulier, le cocon feutré hospitalo-universitaire sur l’existence concrète et douloureuse des charges, des paperasses administratives, des considérations financières !… Si j’avais connu plus tôt le paradoxe de Hempel, je n’aurais pas fait médecine, mais de l’ornithologie ! Heureusement, en passant le temps à faire de la médecine, j’ai la consolation d’avoir fait ainsi, conformément au paradoxe de Hempel, un (tout petit) peu de n’importe quoi et donc, en particulier, (très peu) d’ornithologie !… Quant au fait de découvrir éventuellement une vache violette (objet ni noir ni corbeau, effectivement) pour confirmer, avec une probabilité légèrement accrue, comment tous les corbeaux sont noirs, il comporte lui-même un nouveau paradoxe, post-hempélien en quelque sorte, remarqué par les contradicteurs de Carl Hempel ! En effet, puisqu’on pourrait faire de la « véritable » ornithologie à long terme, en dénombrant ses chemises et ses chaussettes bleues (ce qui confirme très légèrement que tous les corbeaux sont noirs), on pourrait de même, tout aussi bien, faire de la fausse ornithologie en concluant, ce qui est vrai, que le fait de recenser des chemises bleues et des bonnets blancs (voire des vaches violettes ou des licornes jaunes) ne vient nullement contredire la fausse loiornithologique selon laquelle tous les corbeaux seraient peut-être rouges ! Ou verts, ou de la couleur arbitraire que l’on voudra !…
Le corbeau existe-t-il ?
Cela montre bien les difficultés démonstratives, voire les apories, liées aux seules connaissances négatives (sur ce que l’objet étudié n’est certes pas) et les inconvénients épistémologiques des confirmations basées sur l’absence exclusive de tout contre-exemple, dès qu’il existe plus de deux éventualités attributives, comme la couleur possible des corbeaux parmi N couleurs (N étant supérieur à 2). En effet, la découverte d’une vache violette ou d’une licorne bleue pourrait montrer non seulement que le sous-ensemble des corbeaux non-noirs semble vide, comme c’est effectivement le cas, mais, pourquoi pas, que les sous-ensembles des corbeaux non-rouges ou non-verts semblent vides, tout aussi bien ! Il suffirait de reprendre tout le raisonnement (correct+++) de Hempel en postulant que « tous les objets non rouges ou non verts ne sont pas des corbeaux ». Cette dernière assertion est fausse, évidemment, puisque les corbeaux (oiseaux noirs, faut-il le rappeler…) sont donc des objets non-rouges et non-verts ! Mais pourtant…
1) L’existence des vaches violettes ou de toute autre trouvaille exotique extraornithologique de ce genre resterait logiquement non contradictoire avec l’affirmation que tous les corbeaux sont rouges, ou verts.
2) La seule façon de prouver que les corbeaux ne sont ni rouges ni verts, mais toujours noirs, ce serait justement de faire de l’ornithologie authentique cette fois, et d’une manière intensive ! Car rien ne dit qu’il n’existe pas au moins un seul corbeau rouge (ou vert) sur Terre, soigneusement caché quelque part, mais ayant encore échappé à toutes les investigations ornithologiques connues !…
En définitive, le raisonnement de Hempel pourrait prouver des assertions contradictoires : les corbeaux sont noirs, ils sont rouges, ils sont verts, etc. Quelle que soit la couleur postulée au départ pour les corbeaux, la logique démonstrative hempélienne (certes infiniment longue) marche toujours et chaque chemise bleue ou chaque vache violette recensée vient renforcer davantage la probabilité pour que la couleur arbitraire de départ soit la vraie couleur des corbeaux ! En poussant le raisonnement à la limite, on peut alors se demander si le corbeau (qui peut être de la couleur qu’on voudra, ainsi !) doit réellement exister ?
Quid de la variole, médecins-forgerons ?
En réalité, le raisonnement hempélien nous assure seulement qu’une étude statistique sur la couleur des non-corbeaux n’est pas contradictoire avec l’ornithologie ! Le danger des études (ô combien !) indirectes inspirées par le paradoxe de Hempel, ce serait de se contenter, pour étudier un problème, de s’acharner à savoir (recensement et statistiques à l’appui !) ce que ce problème n’est pas ! Sans se demander d’abord ce qu’il pourrait être ! Poussé à l’extrême, ce raisonnement (pourtant tout à fait logique, d’une manière formelle !) pourra « démontrer » que le corbeau, par exemple, n’existe pas ! Il suffira de se dire, après des années (ou des siècles !) de recherches intensives : « Voilà ! j’ai enfin terminé la liste de tous les objets bleus de Paris, de tous les objets verts de Rome, de tous les objets rouges de Florence, de tous les objets gris de la Lune, etc. Et je n’ai jamais recensé un seul corbeau dans toutes mes listes ! Même si je pouvais passer une éternité à étendre mes recherches à d’autres lieux que je n’ai pas encore visités, je suis persuadé que je n’y rencontrerai décidément jamais ni corbeau bleu, ni corbeau vert, ni rouge, ni gris… C’est donc que le corbeau ne doit sûrement pas exister ! » Ce raisonnement serait parfaitement correct. Mais il négligerait « seulement » le fait que, pour faire la rencontre décisive du corbeau, il faudrait étudier en priorité les objets noirs et, surtout, les oiseaux noirs, si possible !… Pour étudier une question dans un temps fini, sans aboutir à des contradictions aussi flagrantes que l’inexistence du corbeau, il faut donc redouter les études trop indirectes de cette question, axées sur les seules vertus démonstratives des signes négatifs, des symptômes ou des critères absents ! Ne pas accorder une foi trop aveugle donc à ce qu’on appelle, en médecine, les diagnostics différentiels. Maintenant que la variole se trouve officiellement éradiquée, par exemple, il devient impossible, pour aucun médecin au monde, d’apprendre réellement à reconnaître cette redoutable maladie d’une manière positive, sur ce qu’elle est, sur les signes qu’elle présenterait. Les médecins doivent se contenter d’être informés de manière indirecte sur la variole, en apprenant (de façon quasi-hempélienne, donc !) ce que n’est sûrement pas tel syndrome varioliforme : ce ne peut être une vraie variole ! Mais quid du diagnostic certain, sur des signes positifs, si cette maladie revenait hélas un jour (la vaccination reculant ou suite à un conflit bactériologique) ? Il est très probable que les premiers cas de cette variole revenue, surtout s’ils restent sporadiques, ne seront pas diagnostiqués, ne pourront pas l’être parce que la connaissance authentique de cette maladie, au contact du patient, en voyant ce qu’elle est (et pas seulement ce que d’autres maladies, comme la varicelle, ne sont pas !) cette connaissance positive, capitale, manquera alors à tous les médecins !
Aucun médecin n’ayant appris réellement à devenir forgeron en forgeant, en ce qui concerne la variole, c’est-à-dire à la reconnaître in concreto pour ce qu’elle est, le paradoxe de Hempel nous suggère que l’approche diagnostique de cette « nouvelle » maladie serait très laborieuse, conduisant à des diagnostics contradictoires, si la variole n’était pas encore, pour l’éternité, une entité aussi inexistante que les licornes bleues ou les vaches violettes !… Le paradoxe de Hempel, plus généralement, doit nous faire réfléchir sur les innombrables lacunes et les inévitables ( ?) « impasses » de l’enseignement reçu à l’hôpital et, surtout, à la faculté où le savoir dispensé reste alors, par nature, uniquement théorique ! Plus que jamais, il faut reposer la question essentielle : dès les études, les cabinets médicaux ne devraient-ils pas constituer les véritables « forges d’Esculape » ?