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Le pays où les enfants dorment "comme des égorgés"

Par Theclelescinqt


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Je viens d'achever "Le ministère de la douleur" ("Ministarstvo Boli", 2004, Belgrade), de Dubravka Ugresic, traduit du serbo-croate par Janine Matillon, édition en français dans la collection "Les grandes traductions" chez Albin Michel en 2008.

Enfin un livre introspectif, contemplatif et subjectif sur les conséquences pour la psyché d'un simple être humain émigré après cette guerre civile à laquelle personne n'a rien compris. Moi en tout cas, je n'ai pas compris grand chose en 1991, et pas grand chose non plus après. J'avais la vingtaine, un petit téléviseur dans lequel manifestement des gens nous ressemblant beaucoup s'entretuaient à une heure d'avion. Je me disais que Malraux serait allé soutenir les bosniaques personnellement. Quant à moi cela ne devait pas m'empêcher de me préoccuper de savoir si je réussirais à conserver ma bourse pour l'année suivante.

Par contre, tout comme le Rwanda, cet évènement continue à me préoccuper beaucoup. La communauté internationale n'a pas su réagir suffisamment. La France, dirigée par un auguste vieillard qui s'est trompé la plupart du temps sur ces évènements d'une autre époque que la sienne dont datait son système de valeurs, s'est disqualifiée. Des "erreurs criminelles", comme a dit Krouchner dans mon fameux documentaire sur le Rwanda (Tuez-les tous ! Rwanda : histoire d'un génocide "sans importance", de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 2005) .

Vous n'avez pas crié assez fort, Bernard. Franchement pas assez fort.

Donc la Serbie a été plutôt soutenue par l'attentisme de la France, comme toute bonne alliée l'aurait été...du temps de la première guerre mondiale... Sauf que là on ne jouait pas dans la même cour. Le jeu, c'était je te gomme car place à mon "ethnie", point. Pas de politique en vue, que de la destruction. Et nous n'avons pas été à la hauteur. Il est poignant, à propos du documentaire de Bernard-Henri Levy, Bosnia, de voir à quel point nous avons laissé faire. Je me souviens en particulier de l'entretien avec le président bosniaque évoquant la visite de Mitterrand en Bosnie : "Il y a eu un avant et un après... ", "Avant nous avions foi en la communauté internationale (dans la POLITIQUE ! ), après notre cause est devenue une cause humanitaire..." La paix dans cette région ne rapportant pas grand chose à nos nations épargnées, nous les avons laissés tomber, voilà tout.

Ces gens espéraient énormément en la France. Force est de reconnaître qu'il n'y avait vraiment pas de quoi. Et pour clore ma digression sur le Rwanda, saviez-vous que le nouveau président tutsi a aboli la francophonie dans son pays ? Ils parlent anglais maintenant, en mesure de rétorsion un peu dérisoire mais tellement poignante envers la France, parce que vraiment notre bêtise a été insondable là-bas. Nous n'en parlons pas la plupart du temps, nos dirigeants de l'époque s'en défendent, mais nos actions n'ont engendré que des crimes pires encore que ce qui existait, comme lorsque les militaires français ont eux-mêmes armé et entraîné, sans comprendre, les bourreaux "officiels", comme si l'amérique était venue soutenir et armer les collabos et les nazis pour accélérer les déportations de juifs. Vraiment nous avons une dette envers le Rwanda. Les rwandais tutsis survivants ne s'y trompent d'ailleurs pas, comme ce jeune dans le documentaire, dont cinquante membres de la famille ont été tués, dont le héros est Martin Gray ("Au nom de tous les miens") et dont le rêve est de visiter Israël.

Tout cela nous éloigne un peu du livre. Autant vous le dire tout de suite, il n'est pas "passionnant". Il est triste, désenchanté, presque "désincarné". Il ne se lit pas d'une traite. Il est "intellectuel". Il n'a aucun suspens.

Il était parfait pour moi!

Alors que j'ai contemplé de très loin l'effondrement d'un pays et l'éradication d'une partie de ses habitants dans leurs petits HLM de béton post communistes, je suis heureuse qu'une croate me fasse un peu partager de son désenchantement et de sa vision d'emigrée sans pays. Pourrions-nous imaginer ça, nous autres français, même à l'heure de l'Europe et du patriotisme disparu ? Les jeunes d'aujourd'hui savent-ils que la France était un grand pays, qu'au XVIIème siècle tout le monde parlait français en Europe, la langue diplomatique ? En tout cas Tania Lusic, l'héroïne de mon livre, prof de serbo-croate, le sait elle, et ses étudiants échoués à Amsterdam aussi. Elle sait très bien qu'au moment où émergeait la grande littérature européenne, en grande partie française, Zagreb ne comportait pas plus de 16 000 habitants. Un gros village.

Mais la France n'est pas ce qui l'occupe, puisqu'elle se retrouve à Amsterdam, où un boulot de prof de fac lui a été offert pour six mois. Son mari est parti au Japon où elle a refusé de le suivre; on comprend qu'elle ne se sentait plus aimée.

Mais ce n'est pas un roman d'aventures. Il s'agit essentiellement de la désintégration de l'identité d'une personne qui doit se trouver une nouvelle identité et qui ne sait pas si elle en a encore envie. Avec son doctorat, son mari et son appartement, elle avait aussi un pays et une culture. Et tout à coup, plus rien. Donc elle survit, à Amsterdam, mais ç'aurait pu être bien ailleurs, et malgré un semblant de reprise, comme une plante transplantée, elle erre. Les relations n'ont plus rien de réel; comme pour Houellebecq dans L'extension du domaine de la lutte, alors que son héros va manger au restaurant avec un ami, la seule question n'est pas de manger ou non chinois mais la suivante :  "mon ami est-il toujours mon ami? "

Tania erre donc, pour ne pas dire flotte, une "claque invisible " sur le visage comme les "siens" qu'elle croise parfois, ceux qui parlent "leur" langue avec pour seul point d'ancrage ses cours de littérature "yougoslave" à la fac. Mais plus rien ne lui importe vraiment, et elle émaille ses pensées de considérations diverses sur la Yougoslavie, dont elle fait un jeu avec ses étudiants : ils se mettent à essayer de rassembler les bribes éparses de leur culture et pratiquent la "yougonostalgie", comme si, après que la France ait été rayée de la carte, vous et moi (si vous êtes français) essayions de nous souvenir de notre culture dans un dérisoire mausolée au pays de notre enfance : ...

...je me souviens des ronds de réglisse avec un bonbon blanc au milieu, on allait à la mer l'été, les plages étaient noires de monde, on regardait Récré A2 à la télé, Maya l'abeille et l'Ile aux enfants, il y a eu la grande époque d'Indochine, vous souvenez-vous du top 50?, la mode des marinières vers 1984, la mèche, Jeune & Jolie, Podium, Mitterrand, Touche pas à mon pote et Harlem Désir, Flash Danse, les supermarchés donnaient des poches blanches gratuites, Chirac, les filières A1, A2 et A3 au lycée,...

Mais dans un pays où l'expression consacrée pour le sommeil d'angelot d'un enfant est qu'il dort "comme un égorgé", la guerre était inévitable, pense Tania. Elle évoque pour nous un monde schizophrène où les valeureux camarades d'hier avaient été parqués des années dans des camps, pour rien. La chute du communisme, le retournement des valeurs, l'abandon des "lendemains qui chantent" et l'atterrissage dans la dure réalité d'une masse humaine sans valeurs, poussent au suicide. Elle relate d'ailleurs ces vagues de suicides de personnes confrontées à une absence de sentiments humains de leur prochain à leur encontre, comme cette petite vieille qui se fait littéralement piétiner à un arrêt de bus, qui va à l'hôpital, rentre chez elle et se defenestre. Ou ce jeune soldat qui revient du front, passe une journée à traîner dans son ancienne école, et se fait exploser à la fin de la journée.

Pas facile d'être un émigré, et de repartir de zéro dans un pays qui ne comprend pas, et pour cause, qu'on puisse avoir perdu sa niche écologique. Surtout dans l'Europe actuelle, à la civilisation frigorifiée, à la chaleur humaine assez rare, ne me dites pas le contraire. Quand tout fonctionne assez bien, quand les gens ont un assez grand confort, alors ils oublient leurs voisins et ne s'invitent plus. Des séquelles de notre passé de dénonciations, peut-être.

Une bonne crise, et tout reprendra une marche normale. Comptons là-dessus.


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