Contes de l'ordi sacré : Logarithme et Monogramme 1

Publié le 26 février 2009 par Porky

Episode 1 : Où l'on découvre un superbe château et un Prince Charmant qui s'ennuie mortellement.

Il était une fois dans un splendide château enfoui au cœur d'un domaine magnifique entouré d'une somptueuse rivière un beau Prince Charmant qui s'ennuyait terriblement. Il ne savait que faire de ses journées et tuer le temps était une de ses principales préoccupations. Aussi se promenait-il toujours avec son vieux fusil en bandoulière, prêt à tirer s'il se trouvait face à son implacable ennemi. Mais il avait beau chercher partout, dans tous les recoins du domaine, jamais il ne le rencontrait. Il en était à se demander s'il ne l'avait pas perdu et dans ce cas, comment le rattraper puisqu'il ne l'avait pas retrouvé ? Toutes ces questions tournaient dans la tête de notre Prince Charmant et lui flanquaient des migraines carabinées.

 Quand son obsession du temps le laissait tranquille, il passait ses journées à arpenter les allées sablonnées de son immense parc, à écarter les taillis touffus de ses forêts giboyeuses et à se plier en deux pour savourer l'odeur des roses qui fleurissaient à profusion dans son jardin. Il piétinait les pelouses, les prairies, adressait quelques mots gentils à ses arbres favoris, s'étonnant de ne jamais recevoir de réponse. Quand il pleuvait -mais c'était rare dans cette contrée où brillait un soleil aussi majestueux que rayonnant-  il visitait une à une les quatre cent quarante quatre pièces de son splendide château, ornées de tentures, de tapisseries antédiluviennes, de rideaux mangés aux mites et tellement poussiéreux que notre Prince toussait comme un poitrinaire à l'agonie et de tableaux dont certains avaient plus l'allure d'horribles croûtes que de toiles de maître.

Ses repas lui étaient servis à heure fixe, dans la grande salle du château. Mais il ne voyait personne. Jamais il n'avait pu apercevoir, malgré tous les pièges qu'il leur tendait, les serviteurs invisibles qui cuisinaient ses viandes et légumes, disposaient son couvert et déposaient sur la table, matin, midi et soir, la vaisselle en or sertie d'argent et les plats vermeils. Il mangeait en silence, face aux cent cinquante sièges qui entouraient cette table de chêne millénaire. Les mets étaient succulents, mais ils avaient parfois une saveur bien amère, surtout lorsque le Prince se mettait à pleurer sur son triste sort et que ses larmes venaient gâter le goût des ortolans que son couteau découpait avec maestria. Il s'ennuyait épouvantablement. Et cet ennui revêtait un aspect si concret, si palpable qu'il en devenait insupportable. « Seul, gémissait le Prince. Je suis tout seul. Où sont donc mes compagnons ? »

Le terme « compagnons » n'avait dans sa bouche pas grande signification. Car le Prince ignorait ce que pouvait être la compagnie d'autres êtres vivants. Il savait beaucoup de choses mais n'avait aucune souvenance de ceux qui les lui avaient apprises. Il ne se rappelait pas non plus avoir vécu ailleurs que dans ce beau château. Dans ses moments de désespoir, il se disait qu'il y demeurerait pour l'éternité et que c'était une véritable malédiction. « Oh, mon père, ma mère, où êtes-vous ? Qu'avez-vous fait de moi ? gémissait-il parfois. Pourquoi m'avez-vous abandonné ? A mon âge, que vais-je devenir ? »

A l'époque où notre conte commence, le Prince avait une autre obsession que celle du temps : son âge. (Ca revenait à peu près au même, d'ailleurs.) Il n'était certes pas vieux, mais vu ses rapports tendus avec le temps, le fait de vieillir le dérangeait profondément. Sa plastique allait s'en ressentir, et il était même persuadé que la décrépitude avait commencé, aussi ne se regardait-il que très rarement dans un miroir, juste pour vérifier l'ordonnance de sa coiffure. Il n'était bien évidemment pas conscient de son incohérence car s'il trouvait que le temps passait trop lentement et qu'il s'ennuyait à mourir, il l'accusait néanmoins de passer trop vite parce que les rides avaient tendance à faire trop promptement leur apparition.

Pourtant, il avait de quoi se distraire : le Prince savait lire, écrire, compter, composer des poèmes, rédiger des essais, imaginer des romans d'aventure ; il avait passé des jours entiers penché sur sa table de travail à gratter le papier d'une plume fiévreuse et talentueuse. Ses œuvres garnissaient les rayons de la bibliothèque. Il les connaissait tellement par cœur qu'un seul regard sur elles lui donnait envie de vomir. Il avait lu tous ce que les invisibles serviteurs soumettaient à sa soif de dépaysement et de connaissance. Chaque matin, il trouvait sur sa table de chevet trois livres nouveaux. Tous les genres lui étaient familiers. Ils avaient lu tous les écrivains possibles et imaginables, nés sous toutes les latitudes. Sa science ne se bornait pas à la littérature ; les choses de la vie n'avaient pas non plus de secret pour lui. En théorie. Mais il ne connaissait de l'amour que la vision offerte par les romans et les films diffusés sur son bouquet satellite. Et parfois, il gémissait sur son lit, en proie à une fièvre qui le faisait trembler de tous ses membres.

Comme il avait de la culture, il s'était rendu compte que sa situation ressemblait étrangement à celle de la Bête dans le conte de Madame Leprince-Beaumont. Sauf que lorsque, par hasard, il se regardait dans un miroir, celui-ci ne se fendait pas en deux. De même, il ne s'échappait du bout de ses doigts aucune fumée nauséabonde lorsqu'il tuait un malheureux lièvre dans sa forêt giboyeuse. Il ne demandait jamais au miroir s'il était le plus bel homme du monde (la lecture de Blanche-neige lui avait appris l'inanité -et le danger- d'une telle question) mais l'interrogeait toujours sur le même sujet : cette malédiction allait-elle un jour prendre fin ? Le miroir se taisait parce qu'il n'y a que dans les contes de fée qu'une surface de verre a le don de la parole et nous ne sommes pas dans un conte de fée -enfin, pas vraiment.

Un jour qu'il en avait par-dessus la tête de sa solitude, il se rendit au bord de la rivière et se mit à pleurer si fort qu'il eut attendri l'âme de Dieu lui-même. La rivière avait l'ouïe sensible. Elle trouva ce vacarme tellement insupportable qu'elle lui envoya une grosse vague à la figure et l'inonda des pieds à la tête. Il continua toutefois de pleurer. « Je n'en peux plus, gémit-il. Il faut que je sorte de cet endroit. Mais comment faire ?... »

(Le Prince Charmant trouvera-t-il une réponse à sa question ? La rivière va-t-elle l'aider ? Et pourquoi se retrouve-t-il dans cette angoissante situation ? Réponse à tout cela plus tard, dans le deuxième épisode.)