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Ce n'était donc que cela, finalement ?
Vision floutée, sensation de se dissoudre dans le temps, profond apaisement de l'être et de l'âme ... le voyage n'était pas le grand moment d'anéantissement que je supposais et que j'avais redouté.
Devenir une constituante de l'éther, n'être qu'une simple expiration au milieu des milliards de souffles de l'humanité me replaçait au cœur d'une sérénité et d'une félicitée disparues dans l'autre vie, dans cette vie où je ne parvenais plus à me retrouver, où j'étais perdu et où je me sentais tant abandonné.
Une lente aspiration m'attira en avant, doucement puis de plus en plus fortement, de plus en plus violemment, faisant de moi une simple particule ballottée dans les forces d'un immense tourbillon invisible. J'avais l'étrange impression de tournoyer sur moi-même, de faire corps avec les puissances du phénomène et de renforcer, par ma simple présence, son fascinant mécanisme.
Enfin le mouvement circulaire se ralentit légèrement, le vortex se délita pour former une spirale plane. Je glissais sur ce qui me sembla être l'un de ses bras, atteignant le bord de la surface sans rencontrer d'obstacle pour me freiner.
Parvenu à l'extrémité, je me laissais chuter mollement, sans aucune crainte.
J'étais toujours aussi déterminé à remplir ma part du contrat.
J'étais passé de l'autre côté en toute conscience de ce que ce choix impliquait, de toute ma volonté, et reculer n'était pas envisageable.
Et certainement pas au risque de perdre Lilah.
Lilah...
Avait-elle connu ces mêmes sensations et cette même dissolution ?
Avions-nous eu une expérience similaire du passage vers l'outre-monde à défaut de poursuivre un chemin commun dans la vie terrestre ?
Si le début du voyage s'était déroulé dans une douce dispersion de mon être, l'arrivée se révéla assez rude et me confronta de plein fouet avec la réalité.
Ma course s'arrêta brutalement au contact d'une surface minérale, froide, dure et détestable après la légèreté que je venais de connaître avec tant de plénitude.
Je venais de choir dans un étrange paysage, constitué de roches grises comme du granit, recouvertes d'une poussière anthracite.
Une contrée morte et désolée battue par une pluie de cendre froide... l'outre-monde ne pouvait-il se résumer qu'à ce désert monochrome ?
« Te voilà enfin parvenu jusqu'à mon territoire, mon ami. »
Mon cher associé se tenait à mes côtés, avec son sale petit sourire faussement amical, l'air déjà triomphant avant même le début des événements qui tourneraient à son avantage.
Forcément.
Comment pouvait-il en être autrement lorsqu'on pactisait avec ce type d'individu ?
« Je te conseille de partir à sa recherche dès maintenant. Je te rejoindrai en temps voulu, sois-en certain ! Mon très cher ami, tu n'imagines pas ma joie de t'accueillir ici...».
M'accueillir chez lui ... décidément, cette gravure de mode infernale ne manquait pas d'humour ...
Sans plus lui porter attention - à quoi bon ? - je partis droit devant moi sous la pluie de cendre, me frayant un chemin dans l'épaisse couche de poussière grise qui recouvrait le sol, contournant des roches de plus en plus imposantes.
Entre deux blocs de pierre, une forme rouge, mouvante, attira mon attention.
Elle n'était pas seule, une autre forme rouge la précédait.
Et une autre encore la suivait.
Provenant de tous les points cardinaux, d'immenses files vermillon convergeaient sur un même chemin et figuraient une procession de lentes silhouettes avançant à égale distance les unes des autres.
J'approchais avec discrétion pour observer ces étranges cohortes.
Une myriade d'hommes et de femmes couverts d'une robe de bure écarlate, avançaient, le visage fermé, les yeux baissés, murés dans un silence que seul troublait le bruit de leurs pas.
Je frémis en constatant que leur marche avait imprimé un profond sillon sur le sol. La poussière sombre et grossière avait été repoussée sur les côtés formant d'épais bourrelets, témoins d'innombrables et d'inlassables passages.
Plus loin, la procession se disloquait et les files originelles se reconstituaient pour repartir chacune vers leurs points de départ.
Ces pauvres âmes errantes parcouraient donc éternellement le même chemin, condamnées à ne jamais connaître ni le repos, ni l'absolution.
Je repris ma route, le cœur étranglé d'émotion et de rage.
Mais qu'aurai-je pu tenter pour soulager ces malheureux ?
« Chacun sa croix » aurait ricané mon cher associé avec son humour si personnel...
Oui, chacun sa croix et son propre chemin semé d'épreuves... j'en étais conscient mais comment assister à une scène si cruelle sans éprouver de compassion ?
Comment ne pas songer, en cet instant, à ce qui m'attendait au bout de mon propre périple ?
« Passe ton chemin, humain ! Ne perds pas de temps vainement, la barque va traverser le fleuve.
Dès qu'elle se sera engagée, il sera trop tard... ».
A SUIVRE...