Eclat d'enfance : le lézard

Par Sandy458

Eclat d'enfance :

Le lézard

2009

 

  

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Lézard jurassien, été 2008

« Attrape-le, vas-y, on le mettra dans le cou de la Manon !

- Ou dans ta culotte, tu te sentiras moins seul...

- Retire ça où je te fais bouffer des charançons!

- Arrête tes bêtises, couillon, il va se débiner!»

Les deux garnements se poussent du coude et se lancent à la poursuite de leur proie dans un grand fatras de gestes et de paroles.

Acculé sur la terrasse ombragée, encore miraculeusement préservée de la chaleur étouffante en cette heure avancée de la journée, l'animal hésite une fraction de seconde.

Son œil rond roule dans son orbite, il jauge la situation dans laquelle la chasse imprudente  d'un insecte l'a sottement compromis.

Sa gorge mouchetée de noir palpite sporadiquement, trahissant une respiration précipitée sous le coup de l'émotion.

Campé sur ses quatre pattes griffues, le lézard observe...

Les deux garçonnets dérapent sur le sol rugueux  de la terrasse et l'un deux émet un cri de douleur.

De son genou égratigné perlent quelques gouttes de sang écarlate.

Passant sa main pour calmer le feu qui embrase sa peau,  il étouffe un juron.

« Je t'ai entendu, je vais le dire à m'man, tu vas voir !

 
- Ferme-là ou je te bastonne!»

Le lézard profite de la confusion et se propulse prestement vers le mur ocre de la maison.

Sa forme élancée lui permet toutes les fantaisies, il file, il se faufile, il coule  entre les doigts des chers angelots.

Son écaillure brunâtre marquée d'estampilles noires lui donne des allures de monstre issu d'un autre temps, stimulant déjà l'exultation de la capture future.

Contre toute attente, le reptile se retourne d'un mouvement fluide et fait face bravement à ses persécuteurs.

« Il est bizarre celui-là... on dirait le Basilic de l'histoire du Papet. Un regard et t'es mort, frérot !

- Fada, chope-le maintenant ! Les Basilics, ça n'existe pas ! »

Sur ces paroles de fanfaronnade, l'enfant retient son geste un instant, embarrassé. 

Le pouvoir de son imagination enfantine débridée fait sa savoureuse œuvre...

 

Basilisk, publié par "male1979", Wikimedia Commons, domaine public.

C'est que le Papet leur a conté la terrible légende du Basilic, mi-lézard, mi-créature ailée qui a le pouvoir de tuer de son seul regard, de son souffle répugnant ou du venin sécrété par sa peau!

Il leur a expliqué, avec  grandiloquence et mine de conspirateur à l'appui, la meilleure façon de venir à bout du Basilic : il faut lui présenter un miroir pour qu'il soit saisi par sa propre image, telle  Méduse dans la mythologie grecque.

Il fallait voir le vieux décrire des moulinets avec ses bras, écarquiller les yeux pour arborer un regard de dément, griffer l'air de ses doigts repliés en forme de crochet et saisir les petiots dans ses bras pour leur arracher des cris d'effroi.

Et le Papet s'était amusé à charger l'histoire de grandes brassées de frayeur comme il savait charger la dose du  jaune * : sans modération !

« Alors, qu'est ce que tu attends ? Mais t'as rien dans le pantalon ! »

Poussant son cadet d'un coup d'épaule, l'aîné s'approche de l'animal et d'un geste agile et précis, il cueille  le petit corps dans sa main.

Avec un cri de triomphe, il présente devant les yeux envieux de son frère son poing cruellement refermé sur le lézard à demi-étouffé.

Sous la gorge de la bête, l'enfant apeuré aperçoit la face ventrale jaune marbrée de brun.

Est-ce par là que le Basilic distille son venin mortel? 

Dans les mains du ravisseur, le corps frémit, s'en est trop, il va finir par expirer.

Impressionné, l'enfant desserre infimement sa meurtrière étreinte.

Glissant comme une anguille, le lézard s'éjecte de l'étau qui tente désespérément de le retenir.

Peine perdue, la bestiole a réussi à filer !

Gagnant le mur, elle l'escalade avec vélocité et se met hors de portée, surplombant, goguenarde, les deux enfants qui la suivent du regard.

Le galopin n'arbore plus dans sa main que la queue reptilienne détachée du corps, qui continue à frétiller, leurre parfait pour prédateur abusé.

Le lézard en est quitte pour exhiber quelques temps un moignon qui s'estompera sous la repousse d'une nouvelle queue mais au moins, sa vie est préservée !

Devant le dérisoire trophée détenu penaudement par son frère, le cadet part d'un fou-rire en s'exclamant :

« Toi, c'est de la farigoule** que tu as dans le pantalon ! »

Et les chers garnements roulent sur le sol, l'un contre l'autre, se distribuant des coups  de pieds et de poings, se gratifiant  de noms d'oiseaux, se dispensant des gnons rageurs mais fraternels tandis que le lézard, déjà reparti à son existence sauvage, croque avec gourmandise  un grillon juteux de soleil...

FIN

*  le jaune : le pastis 
** la farigoule : le thym

D'après de merveilleux souvenirs d'enfance, dans le Sud de la France et plus particulièrement dans les environs de Carpentras.

A noter : les queues de lézards étaient réputées autrefois comme constituer un bon porte-bonheur !

L'animal est protégé.