À l’initiative de la Commission Internationale de Juristes, l’enquête a été menée trois années durant aux quatre coins du monde, puisque conduite dans plus de quarante pays au total. Les « huit éminents juristes » ont recueilli une multitude de témoignages auprès d’un panel d’individus appartenant au champ politique, associatif, universitaire, juridique, mais encore de la sécurité, afin d’étayer leur thèse qui constate un recul inquiétant des libertés fondamentales dans nombre de nos États dits de droit.
Pour rappel, un État de droit -à contrario d’un État policier- se défini comme «un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit». Apportant une précision essentielle, Hans Kelsen, juriste autrichien du début du 20e siècle, y ajoutera la notion de hiérarchie des normes afin de donner une plus grande cohérence au système. Aussi l’édifice présuppose trois impératifs pour être efficient, à savoir: La hiérarchie des normes, l’égalité de tous les citoyens devant la règle de droit, et l’indépendance du système judiciaire. Certes, si le modèle reste en partie théorique il n’en demeure pas moins que les régimes qui se veulent démocratiques doivent mettre en œuvre ce type d’organisation afin que les droits fondamentaux des citoyens soient objectivement garantis [1]. Force est de constater que, même si le modèle reste perfectible, des progrès incontestables ont été réalisés depuis la fin des principaux régimes monarchiques. Mais, il faut aussi se souvenir que l’existence de tels principes fondamentaux n’aura pas empêché au fascisme de prospérer en Europe, ni aux dictatures communistes de régner sans partage sur une grande partie du monde des décennies durant. En outre, nombre de nations contemporaines font fi de ces règles essentielles pourtant admises par une large majorité d’États, foulant aux pieds les libertés individuelles les plus vitales.
Pour autant, le présent rapport s’attache ici à démontrer que c’est cet ensemble complexe, nommé démocratie, qui se trouve aujourd’hui menacé à certains égards lorsqu’il s’agit de lutter contre les affres du terrorisme international, plus particulièrement islamiste, puisque largement stigmatisé depuis le 11 septembre 2001. Rappelons-nous en premier lieu les lois d’exceptions votées par l’administration Bush au lendemain des attentats [2], alors que le peuple américain dans sa grande majorité acquiesçait largement ce rétrécissement de ses libertés individuelles car la sûreté de la nation était menacée. Pire encore, suite à une propagande politique bien menée, la nation américaine dans sa grande majorité a, de fait, ratifié le droit d’envahir les nations déclarées ennemies. C’est d’ailleurs ici le socle sur lequel repose toute la dialectique du discours contre-terroriste qui vend au peuple plus de sécurité pour tous contre moins de libertés individuelles pour chacun, et le sujet de droit de se soumettre bien volontiers à cela en oubliant bien vite que tous les outils juridiques existaient en amont pour arriver à combattre ce front [3]. À ce titre, Arthur Chaskalson de rappeler que «Les normes juridiques adoptées avant le 11 septembre restent extrêmement solides, efficaces et parfaitement adaptées pour répondre aux menaces actuelles», et que s’il n’est pas question de mésestimer la lutte contre le terrorisme, toutefois ce dernier de souligner avec force que «les mesures qu’ils ont adoptées constituent des atteintes aux droits de l’homme bien plus graves qu’on ne pourrait l’imaginer».
Déjà, en 2005, Nicholas Howen, alors secrétaire général du la CIJ, redoutait un effondrement de certaines démocraties sous couvert de la lutte contre le terrorisme. Et les exemples sont nombreux, ce dernier évoquant les cas emblématiques de la Colombie ou du Népal, deux États qui luttent au moyen de lois d’exceptions contre certaines franges d’opposition armée à leur régime. Mais, Nicholas Howen d’évoquer aussi l’assimilation de certains mouvements sociaux à des agissements terroristes comme ce fût le cas en France pour l’affaire du détournement des ferries Corsica. Depuis, d’autres situations similaires ont pu confirmer cette crainte, et c’est aussi ce que met en avant le rapport rendu la semaine dernière.
Bien évidemment, l’illustration extrême des dérives commises au non de la lutte contre le terrorisme s’incarne diaboliquement dans les deux centres de rétentions les plus célèbres gérés par l’administration nord- américaine: Guantanomo et Abou Graïb. Tortures, humiliations, procédure et droit d’exception, opacité et autres perversions d’un système abjecte, inhumain, et outrepassant largement toutes les limites posées par un État de droit. De plus, et chacun le sait, quantité de personnes qui sont, ou ont été détenues dans ces lieux, sont complètement innocentes. C’est notamment le cas de Binyam Mohamed, éthiopien détenu à Guantanamo pendant plus de quatre années sans raison aucune, et remis en liberté ce-jour. Par ailleurs, la situation de la prison de Bagram , située sur le territoire afghan demeure tout aussi préoccupante puisque l’administration Obama vient de signifier son refus d’octroyer aux détenus le droit de contester leur détention devant une juridiction civile.
Dans ce sens, Mary Robinson, qui préside actuellement aux destinées de la CIJ, affirme avec gravité «qu’une atmosphère de secret entoure la détention et l’interrogatoire des personnes soupçonnées d’activités terroristes, ce qui favorise le recours à la torture et aux mauvais traitements et que partout dans le monde, les services de renseignement ont acquis un pouvoir grandissant, et ils sont souvent dispensés de rendre des comptes. Un accès rapide aux tribunaux et aux avocats doit être garanti pour éviter de tels abus». Cela ne saurait être contesté et l’affaire récente de Tarnac corrobore tout à fait cet état de fait. Julien Coupat, le principal protagoniste reste à ce-jour encore embastillé, car mis en examen suite à une inculpation pour «direction d’une structure terroriste», alors que le principal témoignage à charge est frappé du sceau de la mythomanie. Aussi, la France n’est pas en reste en matière de lois liberticides dictées par l’impérative lutte contre le terrorisme rampant.
Alors, il nous faut rappeler avec force les propos tenus devant la presse par ce collectif de juristes internationaux: «Lutter contre Al-Qaida n’implique pas de tordre le cou aux droits fondamentaux. Il est capital d’adapter les lois liées à la lutte contre le terrorisme aux normes internationales. Les gouvernements, même les plus démocratiques, s’en sont dangereusement éloignés depuis les attaques du 11 septembre 2001. Il est aujourd’hui urgent de redresser le cap afin d’éviter des dégâts irrémédiables». Ainsi, les événements récents du Proche-Orient démontrent toute l’actualité de ce propos, l’État israélien ayant largement dépassé ses prérogatives au prétexte de lutter contre le mouvement Hamas désigné comme terroriste, et cela avec le soutien sans équivoque des deux assemblées législatives américaines [4].
Puis, les juristes scrutateurs de nous renvoyer aux conclusions sévères, et recommandations essentielles, faites au chapitre 7 de leur rapport, afin de préserver les libertés fondamentales du plus grand nombre.
Avant tout, «les éminents juristes» rappellent l’importance du droit international en insistant sur la validité de la déclaration universelle des droits de l’homme, mais aussi du droit humanitaire pour gérer et réguler les conflits entre les nations, alors qu’ils déplorent l’érosion de ces deux sources juridiques.
En outre, ils insistent sur l’impérieuse nécessité de respecter les principes du droit pénal commun auquel doivent se soumettre les différents services de renseignements dont le fond de commerce est essentiellement alimenté par les conflits de basse intensité. Par ailleurs, le panel de juristes insiste sur la nécessité d’une transparence minimum des procédures tout en stigmatisant la concentration excessive du pouvoir dans les mains de l’exécutif. Puis, dans leurs conclusions, les juristes internationaux évoquent le rôle indispensable que doivent jouer les systèmes judiciaires, ainsi que tous les professionnels de la justice, dans le traitement des affaires de terrorisme, sans oublier la société civile qui doit aussi s’impliquer dans cette matière, notamment en informant le public.
In fine, les spécialistes de décliner leurs conclusions sous la forme de 9 recommandations faites aux États, ainsi qu’aux instances internationales, afin de réparer les dommages causés mais encore de prévenir toute nouvelle dérive que pourrait justifier la lutte contre le terrorisme.
C’est donc un travail essentiel que viennent de livrer au monde ces juristes impartiaux, même s’il faut reconnaître que l’ouvrage n’a pas force de loi, toutefois son poids moral et historique ne saurait être désormais nié. De plus, n’est-on pas en droit de se demander si, au rang des insanités de ce monde, le terrorisme figure vraiment en haut du tableau?
Hans Lefebvre
[1] État de droit:
- http://www.aix-mrs.iufm.fr/formations/filieres/ecjs/productionaixprem/etatdroit.html
[2] USA Patriot act voté le 25 octobre 2001
[3] La constitution: une arme efficace dans la lutte contre le terrorisme? Carolina Cerda-Guzman
[4] Lire l’éditorial de Serge Halimi intitulé « Abandon de peuple », in Le Monde diplomatique, février 2009.