Délits d’Opinion : Pour la première fois nous observons une crise « totale »… La population mondiale a été touchée et en même temps. Les réactions sont-elles homogènes dans tous les points du globe ?
Olivier Fleurot : Si aujourd’hui la crise est mondiale, il faut rappeler que lorsqu’elle s’est déclenchée aux Etats-Unis en 2007, le reste de la planète en général et les européens en particulier n’ont cessé de répéter qu’elle touchait essentiellement les Etats-Unis, où les subprimes avaient proliféré et que l’effet de contagion serait faible. Pourtant, assez rapidement la crise est arrivée en Europe, au Royaume-Uni et en Espagne, notamment. Maintenant elle touche de plein fouet la Russie, la Chine et l’Inde. L’économie de l’Espagne et de la Grande-Bretagne était portée, entre autres, par leur boom immobilier ce qui explique leur forte exposition aujourd’hui. Le système du « buy to let » où l’on s’endette pour louer un bien immobilier reposait sur un postulat de croissance continue du prix de la pierre. Avec la chute du prix des actifs, c’est tout un pan de leur économie qui s’est écroulé.
On peut parler de la première crise de la globalisation car les nouveaux produits financiers émis par les banques avaient essaimés aux quatre coins du globe. A trop vouloir diluer le risque on l’a rendu invisible, ce qui explique la contagion rapide de la crise et les nationalisations de banques sont devenues réalité, même au cœur de la City. Et comme il n’y a pas de gouvernance mondiale, les gouvernements naviguent à vue.
Lors de mon « tour du monde des agences » en vue de la préparation des budgets 2009, certains pays comme l’Inde ou le Canada se croyaient encore à l’abri, mais très vite ils ont été aussi touchés. L’autre particularité de cette crise est qu’elle est le premier coup de frein brutal dans les marchés émergents. Ces pays n’avaient quasiment connu que la croissance depuis dix, quinze ou vingt ans suivant les cas et la remise en question qu’impose cette crise est d’autant plus difficile qu’ils ne bénéficient pas des outils, des réflexes et surtout de la « culture de gestion de crise » pour y répondre.
« Nous devons comprendre les conséquences de la crise et de la mutation en cours »
Délits d’Opinion : Quelles différences peut-on identifier en termes de messages pour les entreprises et les consommateurs ?
Olivier Fleurot : On s’efforce d’aider les entreprises sur deux plans. Premièrement on doit mieux comprendre les réactions des consommateurs en cette période de crise, les changements de comportement. Nous travaillons sur ces sujets depuis plus d’un an. Deuxième chose, il y a ce que l’on nomme la communication de crise ou « communication en temps de crise » qui désormais concerne les marques comme les entreprises elles-mêmes. Les mécanismes de gestion de crise sont similaires, mais les réponses doivent être adaptées, secteur par secteur. Pour les banques, on assiste à une crise de confiance, accentuée par des titres de magazines outranciers comme « pourquoi les banquiers sont nuls ». À l’inverse, dans l’automobile c’est un problème de « credit crunch » et d’évolution de la demande vers les véhicules moins gourmands, plus « écolos ».
Délits d’Opinion : Avec la crise, les entreprises et leurs marques sont exposées ensemble. Comment répondent-elles ?
Olivier Fleurot : En période de crise, il y a deux espaces de communication : l’interne puis l’externe. Il faut d’abord déterminer quand le flot de mauvaises nouvelles va se tarir. Puis, si l’entreprise a un genou à terre, il faut clarifier la stratégie qui va lui permettre de se relever. Il faut vendre cette stratégie en interne et s’assurer que les principaux acteurs y adhèrent. Ensuite on peut commencer la communication externe.
La question qui se pose souvent pour les responsables de l’entreprise est : “peut-on investir beaucoup en marketing et publicité alors même que des emplois sont menacés voir supprimés ?” Les valeurs importantes en période de troubles sont la cohérence, l’humilité et la responsabilité. Ces règles sont universelles et doivent donc s’appliquer partout.
Délits d’Opinion : On observait depuis quelques années une évolution de la répartition du budget entre les médias traditionnels et le net. Peut-on dire que la crise va accélérer ce mouvement? Quelles conséquences sont à prévoir à moyen et long terme ?
Olivier Fleurot : On peut identifier plusieurs phénomènes. Tout d’abord la pénétration des NTIC dans la société suivent une courbe en « S » : un démarrage lent, un point d’inflexion, une accélération et enfin un autre point d’inflexion. Je pense qu’on est au premier point d’inflexion au moment où l’usage du Web va s’accélérer. L’émergence des nouveaux réseaux à haut débit, des terminaux de plus en plus sophistiqués et puissants (iPhone, BlackBerry, etc…) et des moteurs de recherches va déboucher sur une utilisation croissante du Web dans tous les domaines à partir des mobiles. Au niveau de l’automobile par exemple, on observe que les clients passent plusieurs heures à faire des recherches sur le web, à comparer les prix, les options. Ils finissent par en savoir plus que les concessionnaires. D’où la nécessité de les toucher via internet avant leur arrivée dans la concession. L’accélération de l’usage du Web va nous pousser à investir plus sur les nouveaux medias pour toucher ces gens au moment le plus efficace.
Il est trop tôt pour le dire, mais la crise peut sans doute accélérer ce processus et cela pour deux raisons : la perception répandue que le Web est moins cher que les supports traditionnels et surtout son fonctionnement basé sur des « cycles courts ». Sur Internet, on crée un visuel, on cible, on teste, on analyse, on réagit, on modifie le visuel le tout en quelques heures. Le temps des medias traditionnels se compte en mois. Ils ont pour eux la puissance.
Délits d’Opinion : Cette évolution vient-elle des entreprises ou du public qui dicte l’évolution vers le Web?
Olivier Fleurot : Les NTIC sont utiles et faciles d’usage : nul besoin de dicter un nouveau comportement. Les internautes et les jeunes générations les adoptent naturellement. L’adoption massive de ces outils de communication oblige les entreprises à suivre cette évolution. Le rôle des agences est donc d’aider leurs clients à toucher les gens de façon pertinente, malgré la fragmentation des médias. Le monde de « push » et du « top down » devient celui du « pull », du bottom-up, c’est-à-dire que ces sont les gens qui vont chercher l’information quand et où ils veulent. Nous sommes véritablement au début d’une ère nouvelle où tout le monde devient producteur de contenus, où le choix est immense, où la perception des marques est autant influencée par les conversations de la blogosphère que par les messages du marketing de la marque.
« Pour réussir le passage au digital, soyons des « learning companies »
Délits d’Opinion : Face à une crise qui remet en cause toutes nos certitudes, quels sont les plans de sortie de crise pour les entreprises ?
Olivier Fleurot : Rien ne sera comme avant. Cette crise n’est pas la phase baissière d’un cycle classique : nous sommes au cœur d’une période de mutation profonde où l’usage du Web va transformer des modèles que l’on pensait universels comme celui du journal de 20h… Désormais l’individu décide, choisit et ne sera plus soumis à une consommation linéaire et séquentielle des médias. La digitalisation et la numérisation vont supprimer des points de passage avant incontournables ; les ennuis de Kodak en sont une bonne illustration. Il faut avant tout faire évoluer les compétences, se montrer pus flexible et poursuivre notre apprentissage. Les entreprises qui réussiront ce virage sont les « learning companies » car les nouveaux modèles ne sont pas encore définis. Les leaders de demain seront les entreprises qui sauront être en avance sur leurs concurrents sur la courbe d’apprentissage. Les deux ères qui viennent de s’achever ont duré trente ans, les trente glorieuses (1945-75) et les trente de la globalisation (1976-2006). Peut-être sommes-nous à l’aube d’une ère nouvelle… La question mérite en tout cas d’être posée.