J’aime beaucoup les mots qu’utilise Giorgio de Chirico dans les titres de ses tableaux. L’excellente exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 24 mai) fait justice du préjugé trop commun d’une fulgurance géniale suivie d’un ennuyeux conformisme dans le travail de l’artiste, poncif dû aux surréalistes et qui dispensait paresseusement (en France, pas en Italie) de vraiment regarder ses tableaux postérieurs aux années 20.
Ce qui ressort avec évidence de cette exposition, c’est en effet l’unité de l’oeuvre de Chirico au fil des années, cette qualité de la peinture en soi, quel que soit le sujet. Certes, le sens varie selon les périodes, les thèmes changent, mais l’univers comme représentation perdure. On peut approcher cette constance par bien des aspects. Un de ceux qui m’a frappé est la cohérence de ses autoportraits.
Le plus ancien autoportrait exposé date de 1910-11, il a 22 ans, vient de rentrer en Italie après ses années munichoises. Jeune homme mélancolique, hésitant sur sa vie, ses amours, ses patries, il se montre ici en représentation, personnage sur un fond vert estompé, déjà tragique. L’épitaphe du tableau, en latin, est ‘Qu’aimerais-je, sinon l’énigme ?’ (Portrait de l’artiste par lui-même, “Et quid amabo nisi quod aenigma est ?, Nuova Galeria del Sogno, Lugano; 72,4×55cm). Et ce tableau va figurer à l’arrière-plan du portrait de l’artiste avec sa mère de 1919, qui est dans les collections du Centre Pompidou : mère omniprésente, dominatrice d’un peintre à l’homosexualité refoulée (d’après Emily Braun) ? Ou simple jeu d’écho entre ces deux formes au visage lourd, femme âgée et jeune homme ? Dans les années 20, après Ferrare et Paris, ses représentations sont celles d’un homme mûr, déjà empâté, lippu, distant, voire hautain. Cet Autoportrait de 1922-24 (Toledo Museum of Art; 38,4×51,1cm) est double et ambigu, peinture et sculpture, Renaissance et antiquité, regard attentif vers le spectateur et yeux morts fixés droit devant, chair et pierre, vie et mort. Est-ce la consécration de l’artiste en chef d’oeuvre immortel ou sa pétrification ? J’ai pensé à la femme de Loth, devenue statue de sel car, en chemin vers le ’salut’, elle s’était retournée vers son passé ; Chirico va se retourner dans ces années-là vers l’histoire de la peinture, il va devenir comme mort aux yeux de ses anciens amis surréalistes. Sommes-nous invités à entrer dans ce labyrinthe d’échos et de miroirs ou devrions-nous nous tenir prudemment à l’écart ? Un autre autoportrait de la même période (1925) le montre encadré par un rideau rouge suspendu à une tringle, comme une mise en scène, un dévoilement, une distanciation théâtrale aussi (comme ici). Toujours ce même souci de la peinture comme représentation. Plus tard, s’abîmant dans le classique, s’en nourrissant comme d’un suc vital, il se peindra en torero, en costume du 17ème, en habit noir à la Philippe IV, en condottiere, en petit marquis à Versailles, et, autre costume, en peintre avec sa palette. Ci-contre son Autoportrait en costume rouge (1942; collection particulière, 66×51cm). Sous ces prétextes, ces costumes, c’est toujours une peinture autobiographique “transposée, comme sur une scène de théâtre, en figures changeantes et insaisissables en tant que réalité — parce que la réalité n’existe pas —, mais plus vraies et durables que la réalité elle-même, par la force symbolique que leur art leur confère” (Paolo Baldacci). Un autre de ses tableaux, tout aussi théâtral est un Double autoportrait dans un cadre, où l’image n’est pas miroir, inversée, mais double, homothétique : portrait devant un portrait, infinie duplicité, négation du temps, dépassement du réel. En 1945, de Chirico peint deux Autoportraits nus, l’un debout et l’autre assis, plus resserré (Galerie Nationale d’Art Moderne à Rome; 60,5×50cm), où, d’après cette photo parue dans Life, le pagne pudique est un rajout plus tardif. Max Ernst, ayant lu Time (dit-il; plutôt Life Magazine), écrit à ce sujet : “C’est le portrait nu d’une ruine qui fut un jour un génie; un gros corps faible, totalement asexué, les joues tombantes et la pâleur d’un homme déjà presque mort. Il y a quelque chose de très convaincant dans ce portrait, comme si un peintre peignait son corps après la mort“. Chirico survivra 32 ans à cette toile (et deux ans et demi à Max Ernst). On a là un accomplissement de sa peinture, irrespectueuse, féroce, provocatrice, en fait révolutionnaire.Photos courtoisie du MAMVP. Giorgio de Chirico étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses oeuvres seront retirées du blog à la fin de l’exposition.