Juliette Salsac (1925-2007)

Par Frédéric Romano
- Moi : Maman, c’est qui Mémère ?
- Ma mère : Hé bien Mémère c’est ma maman…
- Moi : Ha oui ? Et ton papa alors, il est où ?
- Ma mère : Mon papa ? Hé bien mon papa, ben… il est au ciel…

J’ai connu une vieille dame admirable, digne et courageuse.  On la disait sévère, dure et inhumaine mais je l’ai parfois vue sensible et aimante, attentionnée et compréhensive. Elle aurait eu quatre-vingt deux ans cette année. Elle s’appellait Juliette. Elle nous a quitté le six juillet dernier.

Juliette a eu une vie bien remplie. Six enfants dont un mort à un an et treize petits enfants, veuve à quarante ans, une vie passée au service de sa famille et de ses proches, Juliette avait de l’énergie à revendre. Forte d’une histoire parfois difficile et d’années éprouvantes passées au Congo, la petite dame n’était pas peu fière de la manière dont elle avait mené sa barque. Elle avait cette capacité à clamer et à persuader les gens que rien dans la vie n’est insurmontable. Elle disait fièrement qu’elle ne craignait pas la mort et que quand elle devrait y passer, c’est avec la même force et les mêmes convictions qu’elle franchirait le pas. Juliette était un roc, une montagne, une tour fortifiée d’un mètre soixante.

Je n’ai jamais vraiment eu de rapports affectueux avec elle mais je n’ai jamais envisagé les rapports avec les grands parents sous cet angle. Respectueusement, je lui ai toujours dit “vous” et  plus d’une fois on s’en est étonné. Juliette ne m’avait jamais réellement autorisé à lui dire “tu”, elle ne me l’avais jamais proposé et ne s’était jamais montrée génée de se faire vouvoyer, que du contraire. C’est donc dans cette respectueuse formalité que je l’ai connue, jamais plus de quelques heures, le dimanche après-midi, devant un café et un morceau de tarte au sucre. On l’écoutait parler des voisins et des commerçants, des jeunes qui l’ennuyaient et à qui elle répondait. On l’entendait hurler contre son chien qui aboyait parfois un peu trop facilement. J’étais parfois terrifié ou géné quand elle s’adressait à moi pour prendre des nouvelles de ma scolarité. Je serrais les genoux et prenais entre mes doigts les floches qui pendaient aux extrémités de sa nappe de salle à manger. Je lui répondais brièvement, un peu embarassé.

On s’accordait tous à penser qu’elle ne disparaitrait jamais. Elle restait le dernier élément fédérateur d’une famille qui part un peu dans tous les sens. Maintenant qu’elle n’est plus, on réalise petit à petit. Il y a chez ses enfants ce sentiment de soulagement mêlé de confusion et d’intérrogations. Il y a chez ma Maman une forme d’idolâtrie naissante pour quelques objets et plantes récupérés dans une maison désormais vide. Il y a ce chien orphelin adopté par une tante qui disait détester ces êtres à quatre pattes. Il y a cette sérénité et cette évident respect pour la personne disparue, les soulagements pour ce qui a été dit et fait avant sa mort et les regrets pour ce qu’on aurait pu encore faire.

Juliette Salsac était ma Grand-Mère, le dernier de mes grands-parents que je voyais encore. Elle est aujourd’hui un souvenir qui s’éloignera petit à petit, pas trop vite, on l’espère. Il reste quelques photos jaunies et quelques bandes vidéos qui elles-aussi, avec le temps, disparaîtront. On passe notre vie à voir les choses s’éloigner jusqu’au jour ou définitivement elles sombrent derrière l’horizon. Ne marchons pas à reculons. Juliette a rejoint Robert. Pensons-y et sourions…