“Quand on se tourne vers notre passé, il semble que nous n’ayons fait qu’échapper aux catastrophes. Au Ve siècle, Alaric a déferlé avec ses Wisigoths jusqu’à nous, nous n’étions rien et avons été épargnés.
Les inondations, on se souvient ce celles du IXe siècle et du XIIIe car la ville a pensé disparaître corps et bien.
Les incendies ! Ah... En 976, le doge Pietro Candiano IV était assassiné. Le peuple a brûlé notre palais, la basilique et l’église San Teodoro, plus de 300 autres bâtiments de bois ont subi le même sort. J'avais 28 ans lorsque le Palais a de nouveau brûlé, je me souviens des fumées qui couraient jusqu’au Grand Canal.
Pire encore, la peste noire de 1348 qui a enlevé la moitié de la population. Elle ne cessait de revenir : 1358, 1382, 1413, 1423. On a construit le Lazaret à ce moment-là. On n’en finira jamais...
Venise allait disparaître, les Turcs ne nous avaient-ils pas défaits à Memnos ? J’avais dix ans. D'autres défaites venaient, un an après, à Thasos, trois ans plus tard, à Salonique. Lorsque j’étais en ambassade à Constantinople, j’ai été condamné à mort, c’est le Vizir m’a permis d’y échapper mais j’ai croupi quatre ans dans ses prisons avant d’aider à négocier la paix avec le sultan Bayezid Adlî.
Vous le savez, j’étais à Agnadel. Machiavel a dit que nous y avons perdu ce que nos pères avaient mis 800 ans à arracher. Face à nous, une immense coalition allant du Saint-Siège à la Couronne d’Aragon, de Louis XII à Maximilien Ier. Alors que nos conquêtes sur la Terra Ferma s’étaient étendues jusqu’au Frioul entier, le Provveditori in Campo de la République que j’étais se retrouvait prisonnier et emmené en captivité à Paris. Entre 1509 et 1515, nous avons regagné par la diplomatie ce que nous avons perdu par la guerre. C’est bien ce qui m’a fait élire doge.”
Andrea Gritti nous regardait. Il aurait pu ajouter à cette série de désastres celui infligé à mon ancêtre, l’amiral Pisani, en 1379. L’Istrie était tombée aux mains des Gênois et surtout Chioggia. Malamocco, Sant’Erasmo, Loreo sur la Terre Ferme étaient occupées. Venise était assiégée. Moins de deux ans plus tard, la paix de Turin redonnait tous ses privilèges à notre cité. Tous les Vénitiens avaient voulu s’embarquer pour défaire l’ennemi.
Gritti avait belle allure. A plus de 80 ans , il avait le regard froid de l’homme d’armes, une belle barbe blanche qui adoucissait un peu son allure. On ne l’aimait pas. L’homme de la rue ne lui pardonnait pas d’avoir interdit les jeux de hasard et d’avoir beaucoup joué lui-même, en particulier sur les importations de blé lors de la famine de 1527. Un commerçant habile assurément. Personnellement, j’avais l’esprit plus occupé par une dame galante qui m’attendait non loin de San Marco. Fort heureusement, la République malgré ses efforts n’était jamais parvenue à éloigner ces dames de la Piazzetta. Pour l’heure, il me fallait accorder mon attention à la séance du Consiglio dei Dieci.
Gritti brandissait maintenant un billet qui nous dit-il venait d’une des “bouches de lion” du sestiere de San Marco. Une vulgaire dénonciation mais une littérature ô combien douce à l’oreille d’un juge, ô combien mélodieuse pour qui aime blâmer, condamner et châtier. Le doge était mécontent, on s’en prenait à l’oeuvre commandée au grand Sansovino, deux statues de Mars et Neptune qui devaient bientôt être installées dans la cour intérieure du Palais. L’auteur ne supportait que l’on puisse rendre l’envers de Mars et le postérieur de Neptune avec tant de concupiscence.
“Le plus grave, poursuivait le Doge, c’est que ces accusations ont été reprises dans plusieurs sermons par les Mineurs de l’Observance et autres Ermites de Saint-Augustin. Si cela continue, on ne parlera que de cela aux quatre coins de la ville.” Les visages graves prirent une couleur cendre. Personne ne siège au Conseil des X sans avoir plus de quarante ans, aussi le souvenir vieux de vingt-ans de l’acte du 20 mars 1516 est dans la mémoire de chacun. Les sermons fustigeant les blasphèmes attentant à la Majesté divine avaient rempli les églises, les prédications résonnaient sur les campi vénitiens. Frà Timoteo da Lucca, frà Egidio, frà Rufino Lovato, tous étaient bien connus. Ils dressaient le tableau d’une cité abominable, une Eglise pervertie par les monastères féminins, devenus de véritables bordels. La colère divine était en marche, seule la conversion des Juifs pouvait l’apaiser. Le Conseil des Dix avait cédé, la loi regroupant les Juifs dans le Ghetto Novo, une ancienne fonderie désaffectée de la paroisse de San Girolamo dans le quartier du Cannaregio, avait été votée.
Chacun savait que la vague prophétique pouvait s’enflammer de nouveau, particulièrement si une situation délicate se présentait. Une famine, un désastre militaire, une montée des eaux, un incendie... Dès lors le moindre signe serait interprété. Un signe de croix apparaîtrait dans l’ombre de la lune. Le Doge n’aurait plus qu’à suivre les vêpres avec la plus grande assiduité, sans parler de ses conseillers. Le Doge n’était pas au-dessus de tout soupçon, au contraire. On connaissait ses trois bâtards, en particulier Alvise et Zorzi. Il les avait reconnus, le commerce de blé de la famille était entre leurs mains. Gritti avait eu deux autres bâtards avec une nonne, une certaine Celestina. Il avait beaucoup à se faire pardonner mais jusque là, ses frasques ne l’avaient pas particulièrement indiqué comme un suppôt du vice sodomite.
Les Dix devaient rapidement régler ce problème. Cristina m’attendrait un peu ce soir... photo : fondation mtislav pour la foi